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EMA
Sorbonne Université
Fabien Vallérian est depuis 2020 le directeur international Art & Culture de Ruinart, célèbre Maison de champagne du groupe LVMH. Sa formation à HEC lui a donné une ample culture générale et lui a permis de développer des compétences solides en marketing et communication. Ces vingt dernières années, il a entretenu sa passion pour l’art contemporain par de nombreuses visites d’expositions à Paris et à l’international, ainsi que par de multiples rencontres avec des galeristes et artistes. Travaillant sur tous les programmes artistiques de Ruinart, Fabien Vallérian coordonne les collaborations de la marque avec les artistes. Cet accompagnement commence dès la sélection des artistes, puis se poursuit par l’élaboration d’une commande, l’organisation de leur venue en Champagne afin de découvrir la maison, et le soutien dans la réalisation du projet. Fabien Vallérian est également chargé de tisser et d’entretenir les liens avec le monde de l’art dans sa globalité, aussi bien avec les institutions et galeries bénéficiant du mécénat de Ruinart qu’avec les acteurs de la communauté artistique qu’il veille à avertir des programmes et projets de la Maison. Cela passe notamment par l’envoi d’invitations, le prêt d’œuvres, l’organisation de conférences et de rencontres entre les artistes et des directeurs de musées. Ainsi, son travail consiste à faire vivre l’écosystème de l’art chez Ruinart, un axe fort et cher à la Maison qui a inclus ce domaine dans sa communication. Il a accepté de répondre aux questions de Diane Véron, Xavier Sauty de Chalon et Pierre-Henri Vautherin.
Pouvez-vous nous parler d’un projet, passé, actuel ou à venir, qui a particulièrement marqué l’identité artistique de Ruinart ?
Fabien Vallérian: À vrai dire, même si chaque projet est très spécifique, des projets marquants ont lieu tout le temps. Cette année, Eva Jospin est venue puis revenue chez nous à Reims. Elle a, dans son atelier, créé des œuvres entièrement réalisées à la main, en utilisant du carton, de la broderie, en dessinant à l’encre de chine. Elle a recréé un monde à partir de ce qu’elle a vu en Champagne. Elle a puisé son inspiration dans les éléments des arches gothiques mais aussi, par exemple, dans les crayères (toutes les caves dans lesquelles sont entreposés les flacons de Ruinart sont d’anciennes carrières de craie taillées au XIIIe siècle). À partir de cet univers, Eva Jospin a créé un monde qui fait voyager les personnes qui le découvrent. Lorsque nous montrons ses œuvres à Hong Kong, à Miami, à Séoul, à Berlin ou à Milan, nous faisons découvrir un patrimoine en le partageant de manière artistique. Cette dernière collaboration, qui a fini en décembre, donne à voir et à rêver mais elle donne également vie, par le biais de l’art, à un riche héritage culturel et historique. Elle raconte une histoire mais la narration ne prend pas simplement une forme documentaire. Le travail d’Eva Jospin est inspiré par ce qu’elle a ressenti entre la surface de la terre et les sous-sols. Il est né de ces liens un peu secrets qui existent avec la géologie et l’impact que cela a aujourd’hui en Champagne. Il est certain que c’est un exemple d’une collaboration très forte, extrêmement légitime.
Les Carnets du Luxe : Comment l’approche de Ruinart en matière d’art reflète-t-elle les tendances actuelles et l’évolution des attentes des consommateurs envers les marques de luxe ?
Fabien Vallérian: Nous sommes très sensibles aux questions de la nature et du développement durable. Aussi, tous les artistes choisis ont une sensibilité aux questions de l’écologie, de la biodiversité, du climat, du rapport entre humain et non humain, ou, pour le dire plus simplement, du vivant. C’est quelque chose qui nous importe particulièrement puisque c’est une démarche dans laquelle nous sommes nous-mêmes engagés au niveau de la production, du transport, du packaging, etc. Les artistes vont avoir un pouvoir de sensibilisation plus fort auprès du public. D’une certaine façon, nos commandes artistiques sont en lien avec l’époque contemporaine et son inquiétude vis-à-vis de l’impact des activités humaines sur la planète. Il existe néanmoins une différence, la Maison Ruinart, comme beaucoup de maisons chez LVMH, ne répond pas à un besoin. Comme le mentionnait Bernard Arnault lors d’une interview récemment, ce sont des marques d’offre qui ont mis la création au cœur de leur stratégie. Nous faisons des propositions avec des nouveautés en termes de produits mais aussi d’expériences (notamment artistiques) qui trouveront leur public. Nous avons une sensibilité évidente vis-à-vis de ce qui se passe, aussi nous cherchons à créer des projets qui font sens, mais nous ne le faisons pas pour satisfaire une demande expresse du consommateur. Nous vivons dans l’époque contemporaine mais nous sommes la plus ancienne maison de champagne avec un ADN établi, très ancré, que nous faisons vivre en permanence. Ce qui est fort, c’est que nous parvenons à le renouveler grâce aux artistes et aux designers. Chez Ruinart, des aspects très traditionnels comme le maintien des savoir-faire liés aux métiers de la vigne et de l’élaboration du champagne cohabitent avec d’autres, beaucoup plus créatifs.
LCDL : La Maison a initié le prix Ruinart qui récompense un artiste photographe émergent lors de la foire Paris Photo. Comment cet artiste est-il sélectionné et selon quel processus ?
Fabien Vallérian: Le prix a été créé il y a 5 ans, en 2018. L’idée était de donner sa chance à un ou une photographe de la jeune génération, sélectionné dans le cadre de l’espace Curiosa, une section de Paris Photo qui regroupe chaque année 15 à 20 projets de photographes émergents. Ruinart sélectionne un de ces photographes et l’expose à Paris Photo. La sélection est faite par le président de la Maison, la directrice marketing et moi-même. La volonté n’est pas de constituer un jury mais d’identifier l’approche artistique que la Maison veut privilégier chaque année. Le Prix Ruinart n’est cependant pas le programme artistique principal de la Maison, qui reste la Carte Blanche.
LCDL : Dans quelle mesure les partenariats artistiques de Ruinart influencent-ils le processus de création du champagne (du packaging jusqu’au goût du vin) ?
Fabien Vallérian: Les artistes rencontrent l’équipe du vignoble et l’équipe d’œnologie, les principales personnes qui élaborent le produit. Celles-ci peuvent être inspirées par leurs rencontres avec les artistes car ce sont des échanges qui durent des journées entières et produisent un véritable enrichissement mutuel. Bien que les artistes ne travaillent pas directement sur le vin, ils font des dégustations qui peuvent influencer leurs œuvres. Par exemple, Jeppe Hein (artiste Carte Blanche 2022) avait été très sensible à l’odeur des fleurs de Chardonnay. Il a voulu réutiliser ce parfum dans le cadre d’une expérience à laquelle le public avait accès. Chacun reste toutefois dans son domaine de compétences et les artistes ne participent pas directement à la création du champagne en tant que tel. Des personnes de la production ou du vignoble peuvent cependant participer aux œuvres. Par exemple, Liu Bolin a collaboré avec des personnes de la production et de l’œnologie pour les représenter camouflées avec lui dans le paysage ou sur leur lieu de travail. Ces personnes ne sont pas forcément liées au monde de l’art mais vivent l’expérience assez géniale de faire partie d’une œuvre d’art et de rencontrer des artistes de renommée mondiale. Cela confère aux employés une fierté d’appartenir à la maison.
LCDL : Quelle distinction faites-vous entre le design et l’art ?
Fabien Vallérian: L’art reste en général une pièce unique, sauf pour la photo, et n’a pas de fonction. Le design a une dimension fonctionnelle impérative car il répond à des besoins et se doit d’être ergonomique. L’art n’a pas ces préoccupations. C’est également une question de volonté de l’auteur. Le design s’inscrit dans une idée de reproductibilité et le designer ne réalise pas toujours son œuvre lui-même alors que l’artiste s’implique à tous les échelons pour une œuvre unique. La démarche est différente mais tous cherchent à donner forme et vie à leur vision du monde..
LCDL : L’art ancien et l’art classique ont-ils leur place dans la promotion menée par Ruinart ?
Fabien Vallérian: Nous avons été liés à l’art classique par le passé, notamment en étant proches de la Biennale des antiquaires ou du Carré Rive Gauche par exemple. Nous sommes également présents à Frieze Masters qui est la section classique de la foire Frieze, et depuis mars 2024 à la TEFAF Maastricht, qui est la foire d’art ancien et moderne la plus exceptionnelle. Dans notre parcours de visite à Reims (siège historique de la Maison Ruinart, NDLR), nous faisons référence au tableau Le Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy. Cette première représentation du champagne dans le monde de l’art a été réalisée en 1734, à l’époque où Ruinart était l’une des deux seules maisons de champagne existantes. Elle fait donc partie de notre patrimoine et montre un art de vivre à la française dont Ruinart souhaite toujours être l’ambassadeur. Cependant, cet art de vivre a évolué et nous sommes maintenant plus engagés auprès des artistes contemporains que de l’art ancien ou classique.
LCDL : Avez-vous des outils pour mesurer l’impact de vos partenariats artistiques sur votre image de marque auprès des consommateurs ?
Fabien Vallérian: Il est difficile de déterminer un retour sur investissement immédiat, très identifiable et facile à mesurer. On est sur quelque chose qui est de l’ordre de l’image et de la désirabilité. De ce fait, il est très complexe d’évaluer l’apport de telle opération ou l’impact de tel programme. En revanche, nous savons que Ruinart est devenu le champagne du monde de l’art en une vingtaine d’années. Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il a pris le leadership dans ce domaine et cette position est liée à toutes les actions que nous menons, au soutien massif que l’on apporte à l’art par nos différentes commandes et aux nombreuses relations que nous entretenons avec le milieu. Aujourd’hui, il n’y a pas une foire d’art ou un événement artistique dans le monde qui ne nous contacte pas pour qu’on leur apporte notre soutien. Nous sommes devenus incontournables. Notre champagne va de pair avec les événements artistiques de qualité. C’est une question d’association d’images et nous sommes extrêmement fiers de ces sollicitations.
LCDL : Au niveau de votre agenda des collaborations, est-ce que vous avez des perspectives pour les prochaines années ?
Fabien Vallérian: Oui, nous travaillons toujours avec environ deux ans d’avance ce qui fait qu’actuellement nous travaillons sur la programmation de 2025 et 2026. Un projet artistique nécessite du temps, on doit s’y préparer en amont. C’est impossible de parvenir à réaliser des projets en trois mois. Les plus petits peuvent se préparer en six mois. Mais d’autres comme ceux menés avec Eva Jospin, David Shrigley ou Tomás Saraceno prennent un an minimum.
LCDL : Avez-vous un lieu d’exposition près des vignobles ?
Fabien Vallérian: Pour le moment, nous exposons une partie de la collection à la Maison Ruinart 4 rue des Crayères à Reims. En septembre prochain, nous ouvrirons également un nouveau bâtiment d’hospitalité imaginé par l’architecte japonais Sou Fujimoto. Il fera face au bâtiment historique et va pouvoir héberger davantage d’œuvres. Nous réfléchissons à d’autres options mais, pour l’instant, nous n’avons pas de musée. Finalement, les foires d’art sont nos espaces majeurs d’exposition.
Photographie d’ouverture: Fabien Vallérian, Directeur international Art & Culture de Ruinart, en 2019 lors de la Carte Blanche offerte par la Maison à l’artiste Vik Muniz.