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Du 26 septembre 2023 au 17 mars 2024 s’est tenue l’exposition “Parfums d’Orient” à L’Institut du monde arabe à Paris. À travers un puissant voyage sensoriel, le parfumeur-créateur, Christopher Sheldrake, nous a amenées à découvrir l’histoire complexe de la parfumerie orientale. Au cœur des bureaux de Givaudan, Christopher Sheldrake a accepté de recevoir Ophélie Depraetere et Sandrine Fragasso afin de leur partager sa passion pour les “Parfums d’Orient”.
EMA
Sorbonne Université
LCDL : Est-ce la première fois que vous collaborez avec un musée ?
Christopher Sheldrake : C’est en effet la première fois que je collabore avec un musée. J’ai adoré l’expérience ! Toutefois, il ne s’agit pas simplement de créer des parfums. Il faut également créer des textes et broder une narration autour du monde de la parfumerie d’Orient. Mon objectif était de rendre une expérience authentique qui rend hommage au monde arabe et à la parfumerie orientale. Je voulais permettre au grand public de découvrir cet univers.
LCDL : Est-ce que cette exposition vous a amené à élargir votre public cible ? Si oui, de quelle façon ? Comment rendre l’expérience olfactive accessible et attractive à une plus grande échelle ?
Christopher Sheldrake : Habituellement, les parfumeurs sont très peu présents sur le devant de la scène, c’était donc une toute nouvelle expérience pour moi. Cette exposition comprenait une large équipe de réalisation telle que les commissaires Agnès Carayon et Hanna Boghanim, la société Scénografiá pour la mise en scène et la société C’est Magique, un studio de création explorant l’odorat sous toutes ses formes, qui a fait un travail exceptionnel pour la mise en place des dispositifs. Il y avait bien d’autres experts tels que les artistes et les ingénieurs lumière et son, qui ont tous contribué au succès de cette exposition multisensorielle.
L’équipe du comité scientifique de l’exposition dont je fais partie a réfléchi à ce qu’est la parfumerie orientale en commençant par son histoire, sa géographie, sa culture, sa scène artistique ou encore son paysage environnant varié. L’exposition invite le spectateur à traverser la nature ainsi que la ville – en passant par exemple par les tanneries, les souks ou encore les hammams – afin de recréer différents moments de la vie quotidienne. Lorsqu’on arrive en ville, nous passons ainsi par toutes sortes d’odeurs très fortes et parfois même désagréables.
En effet, selon qui on est et notre bagage individuel, on peut approcher l’exposition différemment. Ainsi, je n’ai jamais cherché un public en particulier. L’ensemble de l’exposition propose différentes grilles de lecture.
LCDL : Bien que cela n’était pas le but premier, avez-vous réussi, à travers cette exposition, à effectuer un travail de communication autour de votre branding ? Quelle a été la réception du public ?
Christopher Sheldrake : J’ai reçu de bons commentaires de la part de mes confrères-parfumeurs. Je ne voulais pas que ce soit commercial, mais authentique. Il n’y a pas de produits dérivés de l’exposition à vendre. À la toute fin du parcours de l’exposition, un dispositif fait couler des gouttes d’un parfum créé spécialement pour l’occasion. Cependant, de nombreuses demandes ont été formulées par le public afin de mettre le parfum en vente.
LCDL : Grâce à cette exposition, nous avons pu comprendre que nous devons en grande partie la création de la parfumerie à l’Orient. En quoi cela a-t-il pu influencer votre pratique en tant que nez ?
Christopher Sheldrake : Le marché du Moyen-Orient a toujours été très important. Les goûts diffèrent en Occident et en Orient. En Europe, les parfums comportent des notes fraîches tels que le citron ou la bergamote tandis qu’au Moyen-Orient les notes sont plus lourdes, riches, musquées et ambrées comme le jasmin ou l’oud. Grâce à la communication et au voyage, il y a une orientalisation du parfum occidental. C’est notamment le cas avec le parfum avant-gardiste “M7” de la maison Saint Laurent qui est l’un des premiers parfums inspiré de l’odeur d’oud. Beaucoup de marques aujourd’hui s’inspirent de cette matière première qui est très tendance et très signée et c’est quelque part une nouvelle sensualité.
Il paraissait important de souligner dans l’exposition le goût du Moyen-Orient pour la rose damascène, l’oud et le safran. Aujourd’hui, les parfums occidentaux sont caractérisés par des notes issues de la chimie organique, souvent d’origine naturelle, fraîches, florales et boisées. On remarque aussi cette tendance avec les parfums unisexes plus aromatiques qui connaissent une popularité grandissante.
LCDL : Nous avons été impressionnées par la scénographie de l’exposition. Quels ont été les défis d’exposer des parfums de la sorte ?
Christopher Sheldrake : Le premier défi était de choisir le parcours de l’exposition. Nous souhaitions créer une sorte de cabinet de curiosité, mais, considérant la diversité des fragrances, il était un peu difficile de les recontextualiser. Vous avez sûrement remarqué les plaques odorantes disposées au mur ainsi que les tiroirs permettant de découvrir différentes odeurs. Ces modes de présentations ont été réfléchis par Mazen Nasri, fondateur de la société C’est Magique. Par exemple, les plaques statiques au mur étaient remplacées tous les trois jours afin de préserver la concentration du parfum et respecter son essence à son état le plus pur. Enfin, bien que cette maintenance régulière était prévue, je pense que c’est aussi pour cela qu’il n’y a pas beaucoup d’institutions qui exposent des odeurs. De plus, les odeurs sont bien réparties dans les salles d’expositions. Nous n’avons pas eu besoin d’utiliser un système de ventilation supplémentaire ! Les odeurs étaient donc très bien localisées de sorte que l’on puisse passer de pièce en pièce sans que ces dernières se confondent. C’est important de ne pas saturer le visiteur d’informations. Nous avons voulu décomposer les fragrances afin que le public puisse mieux comprendre la complexité de leur composition et plus globalement le monde de la parfumerie.
LCDL : Pensez-vous que les expositions actuelles devraient stimuler davantage nos sens (olfactif, toucher, ouïe, etc.) ?
Christopher Sheldrake : Je pense que cela ajoute une dimension supplémentaire, le public est fasciné et est en manque d’odeurs à découvrir et à comprendre. L’odorat est un sens qu’on utilise inconsciemment et qui satisfait notre curiosité, un sens sous-satisfait. Il faudrait prêter autant attention aux odeurs qu’aux bruits.
LCDL : Quelle a été votre expérience de travail avec les autres marques de parfums qui ont été appelées à collaborer avec vous sur cette exposition ?
Christopher Sheldrake : J’ai pu créer des odeurs grâce au soutien de Givaudan qui m’a aidé à avoir accès à un laboratoire. J’ai également collaboré avec Nisrine Bouazzaoui Grillié, parfumeur créatrice chez Givaudan, qui m’a été d’une grande aide dans l’élaboration des parfums. Nous étions les seuls nez à travailler sur ce projet, complètement déconnectés de toutes marques.
LDCL : Ce n’est pas tous les jours qu’une exposition est dédiée entièrement à la présentation de parfums. Est-ce qu’il y existe beaucoup de parfumeries ou de marques de parfum qui sollicitent des musées pour de potentiels partenariats ?
Christopher Sheldrake : Le parfum est un art à part entière et il mérite sa place dans les musées, mais du fait de son format, cela peut être complexe. De plus, le parfum a une histoire riche et multiculturelle et avec la créativité des sociétés comme C’est Magique, il est plus facile de proposer des expositions olfactives au public à présent. Je pense notamment à l’exposition « N°5 Culture Chanel » qui a eu lieu au Palais de Tokyo (du 5 mai au 5 juin 2013) ou encore à l’exposition exceptionnelle très ludique et vivante « Le grand numéro de Chanel » qui a eu lieu au Grand Palais Éphémère (du 15 décembre 2022 au 9 janvier 2023).J’espère que ces expositions continueront à éveiller la curiosité des institutions muséales, malgré la difficulté que représente la conservation de ces oeuvres/parfums.
LCDL : Pouvez-vous nous parler de la notion du luxe dans la parfumerie du Moyen-Orient ? Quelle est leur contribution dans le marché international ?
Christopher Sheldrake : C’est peut-être difficile de distinguer le luxe et la qualité, ce n’est pas qu’une question de prix !
Le luxe est certainement fondé sur les matières rares et nobles cependant c’est l’artisanat qui rend ces matières désirables. Par la suite, il y a indéniablement la question de la présentation et du service. Quand il s’agit d’un parfum, on s’attarde également au design du flacon. Cela devient un ensemble.. Néanmoins, il n’est pas nécessaire d’avoir des produits coûteux pour faire un travail de qualité. Par exemple, aujourd’hui l’oud et la rose naturels sont des produits chers et on les voit souvent utilisés plus dans les parfums luxueux au Moyen-Orient. Parallèlement, les notes ambrées tel le Cistus Labdinum, une résine de plantes qui pousse autour de la Méditerranée, possède une odeur très riche et sensuelle peu dispendieuse. Associées à d’autres ingrédients abondants et peu coûteux, il est possible de créer des parfums de très grande qualité.
Après, d’autres questions peuvent être évoquées à propos de la pratique durable des récoltes de matières premières dans le monde de la parfumerie. Par exemple, au début de l’exposition, nous présentons l’ambre gris et le musc qui sont interdits en Occident en raison de leur association à la chasse de l’animal. L’ambre gris — une concrétion intestinale du cachalot — est récolté sur les plages de l’Oman ou encore du Yémen, mais aussi sur la côte ouest de la France. Contrairement aux idées reçues, ce dernier acquiert une odeur agréable après plusieurs années à flotter dans la mer. Depuis les années 1950 et grâce aux chercheurs de la société Firmenich en Suisse, on peut recréer des odeurs de manière assez représentative tout en exerçant une pratique écologique grâce aux molécules organiques pour la plupart issue de la nature végétale.
Légende: Portrait de Christopher Sheldrake (c) Jonathan Frantini