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Jean-Charles de Castelbajac est un créateur qui, depuis les années 60 et 70, tente de concilier l’art, la mode et le design à travers de nombreuses collaborations d’entreprises. Basé à Paris, il confectionne des vêtements, objets et dessins aux sources d’inspirations multiples comme son enfance, sa passion pour l’histoire, la musique rock et classique. Avec enthousiasme il a ainsi accepté de dialoguer avec Hermine de Montmarin et Diane Véron pour partager son univers et nous faire part de sa vision du monde créatif.
EMA
Sorbonne Université
Les Carnets du Luxe : Votre démarche se caractérise par l’utilisation d’une multiplicité de mediums et une volonté de décloisonner les pratiques. Quelles sont les grandes lignes transversales de vos créations, les grandes dynamiques ?
Jean-Charles de Castelbajac : Sur cinquante ans de création je me rends compte que, quelle que soit la discipline que j’aborde, la mode, le design, les installations, le marketing, la musique, les performances, j’utilise une même approche conceptuelle. Je pars d’une pensée de Kant qui dit : « toute intuition sans élément de concept n’aboutit pas ». Ainsi, dès qu’on me propose un travail, il faut que je sois interpellé immédiatement par une idée conceptuelle.
Aujourd’hui, les collaborations sont à la mode. Je dirais qu’inclure les arts dans le domaine de la mode est devenu très habituel. Mais moi, ça a été mon combat dès les années 60-70. Dans chacune de mes créations, je cherche à transmettre l’idée de décontraction, de détournement et de confort avant toute chose. Je suis aussi en quête d’immortalité par le recours à l’histoire !
LCDL : Pensez-vous ainsi que votre démarche artistique est conciliable avec le luxe ?
Jean-Charles de Castelbajac : Je dirais que j’ai toujours eu une conception transgressive du luxe. En 1972, j’ai commencé ma carrière en découpant des vêtements dans des serpillières et des couvertures de pensionnaires. Cependant, je dois avouer que ma mère les doublait de soie… Donc, il y avait cette dualité qui est toujours présente dans mon travail, une association du brut et du chic en quelque sorte. J’aime bien ce mot « chic ».
Par ailleurs, le luxe n’a jamais été ma quête ultime. Ce mot définit les choses qui sont rares mais la plupart du temps on pense à des choses matérielles alors qu’il faudrait aussi penser aux choses rares intellectuellement, comme une pensée innovante, créatrice. Récemment, j’ai confectionné une veste pour la maison de vente aux enchères philanthropique Joopiter de Pharrell Williams. Cette veste présente un motif camouflage mais avec des ours que j’ai fait peindre aux couleurs du camouflage.
Je ne l’ai pas conçue à la manière de la veste « teddy bear » que j’avais imaginée dans les années 80 pour militer contre l’usage de la fourrure. Je l’ai confectionnée à partir d’une parka M 60 utilisée dans l’armée américaine. Il s’agit d’une démarche d’upcycling. J’ai pensé ce modèle par rapport à mon époque et non de façon mélancolique et nostalgique. Cette dernière dimension est liée au luxe.
Mais le luxe, c’est également de pouvoir concevoir une installation au Mobilier national pour célébrer le design comme j’ai pu le faire au printemps dernier. J’ai eu beaucoup de chances ! Le luxe, c’est aussi de pouvoir faire appel à François Lesage pour broder la chasuble du Pape Jean-Paul II à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse dont j’étais le directeur artistique en 1997.
De mon côté, je lie la notion de luxe à celle d’imperfection. J’ai toujours préféré les châteaux en ruine aux châteaux restaurés, les vieilles guitares électriques aux objets flambant neufs. Les objets porteurs d’une histoire sollicitent plus mon imaginaire. J’aime l’usure. J’aime le temps.
Le mot luxe n’est pas très désirable aujourd’hui. Son sens est dévoyé par rapport à son usage d’origine. Je pense que les substituts du mot luxe seraient « héritage » et « savoir-faire ».
LCDL : Justement, vous vous intéressez au savoir-faire et vous déconstruisez la notion de luxe en créant, notamment, des vêtements upcycling. Qu’est-ce qui, à votre avis, retient les maisons de haute couture d’adopter cette démarche, sachant que le climat de responsabilité écologique est très présent dans notre société ?
Jean-Charles de Castelbajac : Je ne sais pas. Je pense que les maisons et les groupes actuels ont une vraie conscience écologique. Les temps suspendus en raison du covid ont participé à imposer une autre discipline de création. Ça a été une vraie révolution comme le montre, par exemple, le beau travail de la styliste française Marine Serre. Nous vivons une époque intéressante parce que la créativité est enfin sortie de sa position un peu désabusée face aux réalités de notre temps. C’est très important car, selon moi, la création doit participer au bien-être du monde. C’est là, dans la mobilisation, qu’elle doit être !
LCDL : Vous cherchez à faire bouger les lignes des maisons avec lesquelles vous collaborez. L’inverse est-il vrai ? Certaines maisons avec lesquelles vous avez travaillé ont-elles eu une influence sur vous ?
Jean-Charles de Castelbajac : Culturellement oui ! Travailler avec des savoir-faire demande une certaine éthique et une véritable discipline. Par exemple, lorsque dans les années quatre-vingt j’ai travaillé avec Weston pour moderniser leur fameux mocassin, modèle emblématique de la marque, je n’ai pas touché à sa forme. Je l’ai conçu en tissu multicolore, comme un blason, et par ce simple geste il a immédiatement perdu son côté bourgeois, classique et austère pour devenir un objet cool. Rechercher l’étincelle, déjouer les codes, est la partie la plus amusante de mon travail. J’aime l’idée que mon expertise soit au service d’une renaissance électrique.
LCDL : Justement vous vous êtes engagé dans des collaborations très différentes. Ce sont à chaque fois des projets spécifiques, mais en fonction des partenariats, que ça soit Cartier, Courrèges, K-Way ou le Coq Sportif, conservez-vous la même démarche créative ? Dans l’expérience que vous créez, est-ce que vous prenez aussi en compte les différentes échelles de production ?
Jean-Charles de Castelbajac : Je prends d’abord en compte l’ADN de la maison. Depuis quarante ans que je fais des collaborations, j’ai toujours pensé à la marque avant de penser à moi. Comment vais-je aller puiser dans l’histoire de la maison pour créer une innovation ? Comment susciter des émotions chez les autres ? Telles sont les questions que je me pose.
Concernant les différences échelles de production selon mes collaborations, entre l’échelle « rareté » et la production industrielle, je ne fais pas de distinction. J’attache autant d’importance à élaborer des montres rarissimes qu’à créer des tee-shirts pour Benetton qui touchent 40 000 personnes. Tout à la même valeur dans mon geste créatif même si je dois dire que je suis sentimentalement très attaché à la dimension universelle, démocratique et populaire. Lorsqu’en 1997 j’ai vu cinq mille prêtres et un million de jeunes porter le modèle de tee-shirt aux couleurs de l’arc-en-ciel que j’avais créé, j’ai connu une véritable satisfaction !
LCDL : Votre business model est-il le même pour tous vos projets ?
Jean-Charles de Castelbajac : Non, je ne fais pas de business plan, je ne fais pas de mood board. On me sollicite et j’accepte ou non la mission. En général, je propose une idée et, si elle ne convient pas, je n’en soumets pas d’autres ; j’arrête. Je pense qu’il est indispensable de rester fidèle à ses idées et à son style surtout à notre époque où l’on est traversé par des milliers d’images et d’informations. La seule chose qui permet de se distinguer et de durer dans le temps est le style.
Le style n’a pas d’appartenance sociale. Ce n’est pas une question d’argent. Il s’agit surtout de s’affirmer en tant que soi, au travers de son apparence, par ses attitudes ou sa manière de s’habiller. Moi, je me revendiquais de la contre-culture et je faisais de l’anti-mode. Je n’ai jamais eu l’ambition de faire de la mode et je n’ai jamais été à la mode en réalité… Je m’en défiais. En revanche, j’ai toujours donné un style à ce que j’ai créé.
LCDL : Concernant le style, comment percevez-vous l’évolution de la création contemporaine depuis que vous exercez à partir des années 70 ?
Jean-Charles de Castelbajac : Dans les années 70, l’époque était au manifeste et notre préoccupation était de monter sur un podium. Je vois beaucoup de talents formidables aujourd’hui, et dans tous les domaines ! Lorsque vous regardez du côté du design, vous voyez Mathieu Lehanneur, Harry Nuriev et d’autres studios de création très intéressants. Lorsque vous regardez en direction de la mode, vous voyez Charles de Vilmorin, Jacquemus, Marine Serre. Toutes ces démarches sont très intéressantes ! Les choses bougent ! Ce qu’il me plaît beaucoup dans ces nouvelles générations de créateurs, c’est qu’ils sont multitasks. Ils gèrent, communiquent, créent, produisent et expliquent ce qu’ils font.
Percevez-vous les répercussions de votre travail chez certains créateurs ? Y a-t-il un héritage Castelbajac ?
Jean-Charles de Castelbajac : Je pense qu’il y a nécessairement une filiation castelbajacienne. Les personnes qui me suivent sur Instagram ne sont pas de ma génération. Ce sont des jeunes qui connaissent différentes périodes de ma carrière. Pour certains ce sont les anges que je dessinais à la craie dans la rue, pour d’autres c’est le costume du Pape, pour d’autres encore le manteau de Lady Gaga. Ma vie a cette particularité que toutes ses facettes, si différentes soient-elles, ont formé un univers cohérent grâce à mon obstination, ma détermination et ma constance. Il y a définitivement une filiation, une descendance JCC+ dans la mode, l’art, le design ou la musique. Ils ont tous un point commun : ce sont des travailleurs acharnés qui n’ont pas peur du regard des autres.
Image d’ouverture: Summer 1982 / Tribute to comic strips, dresses painted on silk worn by the Paris Opera Ballet company, Photo © Bettina Rheims, courtesy de Jean-Charles de Castelbajac