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Longtemps boudée par les marques de luxe et les créateurs de mode, la banlieue bénéficie d’un revival à la hauteur de son dynamisme. Les « quartiers » servent de plus en plus de toile de fond aux shoots de mode, et les grandes maisons de couture déménagent leurs sièges et ateliers au sein d’une Seine-Saint-Denis plus attractive que jamais.
Le luxe et la mode, apanages des beaux quartiers de l’Ouest parisien ? Depuis plusieurs années, cette image d’Epinal est mise à mal par un revival, aussi esthétique qu’économique, en faveur des villes de banlieue, de leurs habitants, de leurs salariés et compétences, mais aussi de leur architecture si chargée de préjugés historiques.
Le retour en grâce du brutalisme
Dans les pages en papier glacé des magazines de mode les plus pointus, on ne compte plus les shoots mettant en valeur ce que l’on a longtemps désigné en France sous le vocable de « grands ensembles ». Des « tours », « blocs » et autres « dalles » de béton brut depuis longtemps décriés, comme autant de scories d’un passé non assumé par le roman national, qu’il s’agissait de « passer au Karcher » et de « débarrasser de leur racaille », selon les formules d’un ancien ministre de l’Intérieur, depuis passées à la postérité.
Popularisée dans les années 1950 par l’architecte Le Corbusier, concepteur, entre autres, de la célèbre Cité radieuse à Marseille, cette architecture dite brutaliste célèbre le béton armé, le gigantisme des bâtiments, la lisibilité et le fonctionnalisme des constructions. « La banalité d’un édifice devient sa force d’expression », selon l’architecte français Jacques Sbriglio, spécialiste de l’oeuvre de Le Corbusier.
Las, après deux heures de gloire au cours les années 1960 et 1980 et une diffusion dans le monde entier, le brutalisme tombe en désuétude. Symbole de « quartiers » éternellement relégués à la frontière du périphérique parisien, associée aux divers trafics et à l’insécurité qui gangrènent ces « villes nouvelles », l’utopie brutaliste cède aux sirènes d’une architecture plus légère et transparente.
Jusqu’au retour en grâce – un phénomène désormais classique dans la mode. Alors que jamais les années 1980, puis 1990, n’ont été si tendance, et que même des créateurs comme Louis Vuitton empruntent leurs codes graphiques à la « culture banlieue » et au tag, « la découverte des grands ensembles est devenue le safari des années post-Krach boursier – un Ailleurs infiniment proche, et qui n’a jamais été aussi exotique », analyse la journaliste Alice Pfeiffer pour Antidote, dans un article intitulé « Brutalisme : pourquoi la mode est fascinée par les cités ».
Alors qu’un Paris muséifié séduit de moins en moins le petit peuple des métiers de la création, et que les banlieues autrefois rouges « incarnent tout l’échec français d’intégration des minorités et de descendants d’anciennes colonies invisibilisées par la vie parisienne, poursuit Alice Pfeiffer, (…) ce revival ennoblit ce qui avait été occulté, transcende le fonctionnel en décoratif ». Les valeurs traditionnellement associées au luxe et à la bourgeoisie sont aujourd’hui « remplacées par une brutalité soudainement désirable », conclut la journaliste, spécialisée dans la mode et les nouvelles tendances.
Pantin, le nouveau « Brooklyn » francilien ?
Cette désirabilité nouvelle des banlieues se traduit aussi par le déménagement de grandes enseignes du luxe au-delà du périphérique. Amorcé dès les années 1990 par Hermès Sellerie, le mouvement ne cesse depuis de prendre de l’ampleur. Avec pour nouvelle capitale Pantin, la ville de Seine-Saint-Denis ayant fait des métiers de l’art et du luxe le moteur de son attractivité économique.
Outre la célèbre maison de maroquinerie, qui a doublé la surface de ses ateliers (40 000 mètres carrés) et totalise plus de 1 000 emplois, la ville de Pantin accueille désormais, depuis 2012, plusieurs département du couturier Chanel, dont sa direction du patrimoine et sa R&D en matière de cosmétiques. Les autres villes du « 9.3 » ne sont pas en reste, à l’image du Pré-Saint-Gervais, où le groupe Richemont a implanté les activités de son fleuron, le joailler Cartier, sur plus de 2 000 mètres carrés.
Selon Est Ensemble, l’établissement public territorial qui regroupe neuf villes de Seine-Saint-Denis, les activités liées au luxe et aux métiers d’art totaliseraient pas moins de 3 000 salariés, dont 1 000 au sein de PME et TPE. Est Ensemble capitalise sur ce renouveau pour booster les offres de formation à destination des habitants du département, et faciliter la création d’entreprises. « Notre ambition est de recréer des filières de production locales en proposant aux créateurs un endroit où ils peuvent concevoir, fabriquer et commercialiser leurs produits », explique l’ancien président de l’établissement public, Nicolas Bard.
Un cercle vertueux, en somme, salué comme il se doit par le Financial Times, qui a qualifié la ville de Pantin, autrefois no man’s land industriel, de « nouveau Brooklyn ». Et, à partir de mars 2018, la plus ancienne école de mode au monde, l’ESMOD, créée par le tailleur Alexis Lavigne en 1841, prendra ses quartiers dans la ville, au sein d’un ensemble de quelque 3 500 mètres carrés. 800 étudiants devraient rejoindre les nouveaux locaux et participer au dynamisme de la Seine-Saint-Denis. Le « 9.3 », décidément incontournable.