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Concurrents dans les domaines de la mode et du luxe, Bernard Arnault et François Pinault s’opposent aussi dans celui de l’art et, spécifiquement, de l’art contemporain. Si l’ancien PDG de Kering a commencé sa collection avec une longueur d’avance sur celle du patron de LVMH, ce dernier l’a, depuis, rattrapé et même distancé. Bernard Arnault et François Pinault entretiennent également deux visions opposées de leurs rôles de mécènes et collectionneurs, l’un privilégiant le long terme, l’autre, la spéculation. Second volet de notre enquête.
Tous deux sont ou furent à la tête de véritables empires du luxe. Tous deux font partie des plus grands collectionneurs d’art au monde. Tous deux ont leur propre musée. Les comparaisons s’arrêtent pourtant là. Bernard Arnault et François Pinault cultivent des visions radicalement antagonistes de leur rôle de mécène et de collectionneur.
Bernard Arnault, le collectionneur discret
Il ne s’en cache pas : les chefs d’oeuvres que Bernard Arnault glane à travers le monde ont aussi vocation à soigner l’image du groupe qu’il dirige. De la même manière que l’artiste Takashi Murakami ou Jeff Koons ont été invités à customiser les sac Louis Vuitton, les expositions organisées à Hong Kong, Munich ou Tokyo, ou la Fondation sise bois de Boulogne, ambitionnent de faire dialoguer toujours plus étroitement luxe et art contemporain.
Si les questions d’image importent au PDG de LVMH, l’homme, en revanche, cultive la discrétion – un caractère peut-être hérité de ses origines, lui qui est issu d’une famille d’industriels du Nord. On dit ses goûts plus classiques que ceux de François Pinault mais, « à l’avenir, la collection pourrait révéler quelques surprises, affirme Thierry Ehrmann, PDG de la banque de données Artprice, à L’Obs. Contrairement à ce que l’on prétend, Bernard Arnault s’intéresse aux jeunes artistes, même très pointus. Dans vingt ans, c’est sans doute lui qu’on considèrera comme un vrai collectionneur ».
Depuis 2006, c’est Suzanne Pagé, ancienne directrice du musée d’Art moderne de la ville de Paris, qui assure la direction artistique de la collection de Bernard Arnault, puis de la Fondation Louis Vuitton (en photo, redécorée par Daniel Buren). Si elle repère les pièces susceptibles d’enrichir sa collection, c’est toujours à son patron que revient la décision finale.
Bernard Arnault a voulu faire de la Fondation Louis Vuitton « un espace nouveau, qui ouvre le dialogue avec un large public et offre aux artistes et aux intellectuels une plate-forme de débats et de réflexion ». Inscrivant ainsi, d’emblée, l’institution qu’il préside dans une démarche d’intérêt général.
Son engagement ne s’arrête pas la. En 2017, LVMH a annoncé la création d’une « Maison LVMH – Arts, Talents, Patrimoine », un lieu dédié aux métiers d’art, qui prendra la place de l’ancien Musée des Arts et Traditions populaires. Réhabilité et transformé par l’architecte Franck Gehry, concepteur du vaisseau amiral de la Fondation Louis Vuitton, ce nouveau bâtiment devrait ouvrir ses portes d’ici à la fin de l’année 2019.
La « Maison LVMH » sera « une nouvelle star-up d’un genre particulier, culturelle et à vocation stratégique pour les métiers d’art », a déclaré Bernard Arnault. Le bâtiment, à la programmation « complètement différente » de celle de la Fondation voisine, comprendra deux salles, pouvant accueillir 4 000 personnes pour des concerts et des expositions, mais également des ateliers d’artistes. Un investissement de 158 millions d’euros, qui prolonge la vision de long terme que cultive Bernard Arnault au sujet de la place de l’art dans la Cité.
François Pinault, « un marchand déguisé en mécène »
De son côté, François Pinault tient, enfin, sa revanche. L’ancien PDG de Kering va inaugurer son propre centre d’art contemporain, en plein cœur de Paris, sous la coupole de la Bourse du commerce, à deux pas des Halles. Après 108 millions de travaux, ce nouveau lieu devrait ouvrir ses portes au début de l’année prochaine. Une sorte de lot de consolation pour François Pinault, exilé à Venise après son échec sur l’île Seguin mais, surtout, confiné, depuis de nombreuses années, dans l’ombre de Bernard Arnault et du succès de sa Fondation.
Figure tutélaire de l’art contemporain, François Pinault est admiré autant que redouté. Collectionneur, commanditaire d’oeuvres, exposant, patron du numéro un mondial des enchères, « il a tous les leviers en main pour manipuler ce marché opaque, explique un expert au magazine Challenges. Il peut se comporter comme un saint ou un démon ». De quoi alimenter les soupçons. « La fondation à but non lucratif donne une image philanthrope, mais elle impose des contraintes administratives et complique la revente d’oeuvres », analyse l’universitaire Jean-Michel Tobelem.
Contrairement à Bernard Arnault, qui constitue patiemment sa collection, François Pinault n’a aucun scrupule à revendre certaines de ses pièces : 178 œuvres ont été cédées par sa société depuis 2001, dégageant un bénéfice de 600 millions d’euros. « C’est un chasseur », explique Marc Blondeau, ancien de Sotheby’s. « Un marchand déguisé en mécène », abonde un galeriste en vue, François Pinault n’hésitant pas à transformer ses musées en véritables showroom, où sont parfois exposées des œuvres, comme celles de Damien Hirst, qui sont spécialement fabriquées pour l’occasion et intégralement vendues à l’issue de l’exposition.
Bernard Arnault, François Pinault : deux conceptions définitivement opposées de l’art contemporain.