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Moscou. L’hiver dernier. Une jeune femme sort de l’hôtel Président, un gigantesque palace soviétique un peu suranné. Elle descend l’escalier de marbre, vêtue d’un long manteau de fourrure fauve, pour rejoindre la berline qui l’attend. Je la suis des yeux, fasciné. Que Paris semble triste en comparaison ! Une telle scène y est impensable. À Paris, les hôtels ne sont pas si imposants, les femmes ne sont pas si belles et, surtout, elles ne pourraient porter un tel manteau sans être vouées aux gémonies. Curieux paradoxe pour un pays qui continue à identifier son « âge d’or » (réel ou supposé) dans le Grand siècle et les Lumières, un temps où le raffinement de la cour française semblait insurpassable et servait de modèle à toute l’Europe des élégances. La Révolution française, malgré sa brièveté, aurait-elle mieux réussi que la Révolution bolchévique dans son projet de transformation des mentalités ?
Que l’idée de grand luxe existe ailleurs qu’à Paris montre de toute façon qu’elle n’est pas entièrement périmée, et qu’elle mérite d’être interrogée. Comme toujours, l’étymologie éclaire les données du problème. Le mot luxe vient du latin luxus, qui signifie à la fois le « faste » et l’« excès ». La notion d’excès est donc consubstantielle au luxe : ainsi, à l’âge de l’anorak, le manteau de fourrure outrepasse-t-il les exigences de protection du corps contre le froid ; il « en fait trop », comme on dit familièrement. Le luxe, dès lors, ne se définit pas par une mobilisation financière supérieure aux moyens du commun des mortels, mais bien par une destruction excessive de richesse, inexplicable par les seuls critères de l’utilité.
De ce point de vue, le luxe n’est pas seulement justiciable d’analyses en termes de marketing, comme si le mot ne désignait qu’un secteur étroit mais rentable de l’activité productive ; au-delà des chiffres d’affaires et des effets de marques, son ancrage anthropologique est très profond. La dépense somptuaire d’un manteau de fourrure s’inscrit dans la logique du potlatch tel qu’elle a été analysée par Marcel Mauss dans son Essai sur le don – une proposition théorique qui a suffisamment intéressé Georges Bataille pour qu’il la reprenne à sa manière dans La Part maudite. Le potlatch, on le sait, est ce système où l’affirmation symbolique de la personne ou du groupe passe par la pratique ritualisée de dons appelant contre-dons, selon une échelle de rivalité potentiellement infinie. Au cœur, on trouve non la valeur de l’égal, mais celle du plus. Qui ne dépense pas plus qu’il n’a reçu déchoit. Ainsi, une part substantielle de l’activité humaine échapperait à une économie de la subsistance. Nous voici loin de l’ordre utilitaire qui préside à la logique capitaliste d’accumulation, si l’improductivité a aux yeux des hommes une valeur incomparable ! La satisfaction des besoins vitaux et le maintien de l’équilibre social (qui passent pour ce qu’il y a de plus nécessaire) se révèlent in fine moins déterminants que le superflu pour penser les motivations ultimes de l’espèce.
Si la notion de potlatch a été élaborée en référence à des civilisations lointaines et, le plus souvent, sans écriture, dans la tradition occidentale, l’éthique de l’improductivité est inscrite dans le code des valeurs aristocratiques. Bertran de Born, un poète du XIIe siècle, refusait la qualité de noble homme à quiconque ne consacrait pas toute sa fortune et plus encore aux plaisirs de ses amis et familiers. C’est même tout le jeu de la féodalité, par opposition au stade suivant de l’organisation économique : accumuler par la pression constante sur les exploitants du sol non pour thésauriser mais pour disperser à pleines mains. Un maître de château, plus tard un homme de cour qui se respecte a des dettes ! Il en a été ainsi jusqu’à la fin de l’Ancien régime, et même bien plus tard pour quelques dandys comme Boni de Castellane dont les doubles traversent les pages de La Recherche. L’extinction définitive de l’ancienne noblesse comme groupe social influent a eu sur le monde du luxe des effets décisifs. Les acheteurs (et acheteuses !) de vêtements ou d’objets somptueux sont devenus les bourgeois, figures en pleine ascension se taillant une place au soleil par imitation hâtive, avec (trop de) bon sens et (trop de) mesure… Avec un rien de mauvaise conscience aussi, laquelle se traduit notamment dans la condamnation des femmes en fourrure. Le luxe aujourd’hui ne relève plus de la consumation, de la dépense bataillienne. En devant bourgeois, il est devenu éco-responsable…
Faut-il croire que l’idéal seigneurial ancien est demeuré plus vif en Russie, où ne manqueraient pourtant pas – du moins selon ses contempteurs – les parvenus prompts à confondre clinquant hors de prix et luxe authentique ? Les valeurs aristocratiques y restent-elles un horizon d’attente ? Une chose est sûre : si l’amour du luxe peut être ambigu, une certaine envie haineuse et une condamnation morale sont des indices d’esprit petit-bourgeois. Rien n’oblige à célébrer le culte de la Vénus à la fourrure, mais il faut être tristement mesquin pour la montrer du doigt…