|
|
Concurrents dans les domaines de la mode et du luxe, Bernard Arnault et François Pinault s’opposent aussi dans celui de l’art et, spécifiquement, de l’art contemporain. Si l’ancien PDG de Kering a commencé sa collection avec une longueur d’avance sur celle du patron de LVMH, ce dernier l’a, depuis, rattrapé et même distancé. Bernard Arnault et François Pinault entretiennent également deux visions opposées de leurs rôles de mécènes et collectionneurs, l’un privilégiant le long terme, l’autre, la spéculation. Premier volet de notre enquête.
« Good business is the best art », disait Andy Warhol. Un mantra qui s’applique, sans aucun doute, à Bernard Arnault et François Pinault, respectivement fondateurs des numéros un et deux du luxe hexagonal. Les deux hommes se sont longtemps opposés dans le monde des affaires, rachetant les maisons de couture afin de consolider leurs empires.
« But art is a good business too », pourrait-on ajouter. Le PDG de LVMH et celui de Kering – qui a, depuis 2005, transmis les rennes de son groupe à son fils, François-Henri, récemment au centre de la plus importante affaire d’évasion fiscale concernant une entreprise française – ont, depuis longtemps, investi le domaine de l’art et s’y livrent une lutte aussi feutrée que féroce.
L’art contemporain est, peu à peu, devenu leur terrain de jeu favori. A coups de millions de dollars, Bernard Arnault et François Pinault se disputent aujourd’hui les œuvres de Damien Hirst, Jean-Michel Basquiat, Jef Koons, Subodh Gupta et autres Takashi Murakami. Les deux hommes d’affaires possèdent d’ailleurs des œuvres similaires, créées par les mêmes artistes, comme les sculptures monumentales de Richard Serra, ou les chevaux empaillés de Maurizio Cattelan.
François Pinault, un self made collectionneur…et vendeur
Longtemps, pourtant, François Pinault a fait la course en tête. Le fondateur de Pinault-Printemps-Redoute (PPR, devenu Kering en 2013 à la faveur d’un recentrage sur ses activités de luxe au détriment des enseignes de distribution, comme Conforama ou la Fnac, revendues), d’origine bretonne, réalise ainsi sa première acquisition en 1972, en achetant un tableau de la célèbre école de Pont-Aven.
Mais ce n’est qu’en 1990 que, sur les conseils de Marc Blondeau, passé par la maison de vente aux enchères Sotheby’s, François Pinault entre dans la cour des grands, en acquérant le « Tableau losangique III » du peintre Mondrian, adjugé à New York pour la somme de 8 millions de dollars – qu’il revendra, dix ans plus tard, pour trois fois son prix d’achat.
Le milliardaire s’oriente ensuite vers les peintres d’après-guerre. Il ajoute ainsi à sa collection des toiles de Kooning, Jasper Johns, Warhol ou Rothko – des toiles dont il se séparera aussi, en partie. Revendre au prix fort certaines de ses œuvres est une habitude, critiquée, qu’il entretient toujours aujourd’hui, comme on le verra lors du second volet de cette enquête.
C’est que François Pinault rêve de son propre musée, et jette alors son dévolu sur l’art contemporain. Et de parcourir le monde à la recherche des dernières pièces signées Koons, Hirst ou Cattelan. Faute d’avoir réussi à s’installer en France, sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, le collectionneur s’exile en Italie. En 2005, il fait sensation en investissant à Venise le Palais Grassi (en photo), puis la Pointe de la Douane.
S’il s’était engagé à réaliser des expositions historiques au sein de la cité des Doges, il juge celles-ci trop couteuses et se recentre rapidement sur la mise en valeur de sa propre collection, estimée à près de 3 000 œuvres. En homme d’affaires averti, François Pinault a bien compris qu’une exposition à Venise faisait grimper la cote de ses artistes et valorisait son stock d’oeuvres. Comme cette installation de Philippe Parreno partie, chez Christies, à 516 500 dollars en novembre 2017 – un record mondial pour cet artiste –, juste après que Pinault ait exposé sa propre version de l’œuvre en Italie.
Le fait que l’ancien patron de Kering possède aussi la maison Christies, leader mondial des enchères, explique en partie sa stratégie de collectionneur-vendeur. Pour un expert du secteur, « Christies permet de savoir qui détient les œuvres, les demande et les achète et d’avoir accès aux transactions privées ». Mettre en valeur les artistes préférés de François Pinault permet aussi à la maison d’enchère « d’attirer les acheteurs et (de faire) grimper les prix », selon Yogo Maeght, petite-fille du marchand Aimé Maeght, citée par le magazine Challenges. Un système bien rôdé, en somme.
Bernard Arnault, le bâtisseur de long terme
La rivalité artistique entre les PDG de LVMH et PPR a d’ailleurs commencé sur le terrain des maisons d’enchères. A la fin des années 1990, Bernard Arnault rachète le britannique Phillips, numéro trois mondial. Il finira par en céder les parts après plusieurs années, opération qui occasionnera des pertes importantes. Un premier faux pas vite rattrapé, le PDG de LVMH ayant, depuis, largement surpassé son concurrent dans le domaine de l’art contemporain.
Amateur de peinture flamande et impressionniste – il débute sa collection par un Monet, en 1982 –, Bernard Arnault acquiert sa première œuvre abstraite en 2001. Il s’agit d’un tableau géométrique de l’Américain Ellsworth Kelly, emporté 1,43 million de dollars chez Sotheby’s. Mais si, comme François Pinault, Arnault possède des œuvres à titre personnel – on parle d’un millier de pièces, dont un Basquiat à 26 millions d’euros –, c’est surtout à travers sa fondation d’entreprise qu’il investit le domaine de l’art contemporain.
Inauguré en fin 2014, le bâtiment abritant la Fondation Louis Vuitton, dessiné par l’architecte américain star Franck Gehry au milieu du bois de Boulogne, signe la revanche de Bernard Arnault sur son concurrent de toujours. Le bâtiment, futuriste, avec ses douze impressionnants nuages ou voiles de verre, s’impose immédiatement dans le paysage parisien.
Le succès public est tout de suite au rendez-vous. De prestigieuses expositions installent la Fondation parmi les lieux incontournables de l’art, à l’instar de « Icônes de l’art moderne – La Collection Chtchoukine », qui détient, à ce jour, le record de fréquentation d’une exposition d’art en France, avec plus de 1,2 million de visiteur (soit près de 10 000 par jour). Ou de « Etre moderne : le MoMA à Paris », qui a attiré 755 000 personnes en moins de cinq mois.
Plus que les succès de leurs collections et musées respectifs, c’est le style qui oppose Bernard Arnault et François Pinault. Comme on va le voir dans la seconde partie de cette enquête, si le premier conserve ses œuvres dans le but de constituer des collections cohérentes et accessibles au plus grand nombre, le second agit davantage comme un spéculateur, « un marchand déguisé en mécène », selon un galeriste en vue.