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Un mois déjà. Le 2 mai 2019, sous la verrière du Grand Palais, le défilé Chanel signait l’intronisation de la discrète Virginie Viard.
À l’orée de l’événement, l’émotion était présente. La maison encore endeuillée. La minute de silence de rigueur. Qu’allaient offrir les instants qui suivraient ? La validation d’une vérité énoncée par la grande Mademoiselle elle-même sous forme d’apophtegme : « La mode se démode, le style jamais. » Arrive ainsi la première silhouette en blanc et noir, signature s’il en fût de l’intemporel chanélien. Le pantalon est ample et la veste noire à perles. La blouse blanche est sage. Le camélia posé au col. Tout y est. Tout est dit. Les références à l’identité du style chanélien ponctuent le rythme de la marche. Les citations se déploient à la perfection. La collection se transcende dans le réemploi. C’est en effet appuyé sur les fondamentaux que l’esprit du classicisme chanélien prend son envol sous la main de Virginie Viard : le célébrissime tailleur est revisité en rose fluor, le pastel s’introduit dans la palette entre le blanc et le noir, les escarpins bicolores accompagnent des jupes raccourcies, le sac matelassé est customisé pour un effet plus rock, la mise en beauté par un rouge noir aux lèvres vient décaler ce que la sobriété des tracés aurait pu assagir de l’allure. Fidélité parfaite à l’esprit par-delà la lettre. La collection assume ainsi l’esprit d’une double tradition, celle de Gabrielle Chanel et celle de Karl Lagerfeld, en s’autorisant d’une audace qui sublime les origines tant il est vrai que la ligne reste pure, la coupe subtile, la simplicité radicale. Des touches ici et là de modernité et de désinvolture pour dépasser la lettre et mieux retrouver l’inspiration fondatrice. La femme chanélienne reste idéalisée dans son essence entre émancipation et simplicité, confort et provocation, classicisme et impertinence.
Arrimer les collections à venir aux racines profondes d’un esprit, tel pourrait la lecture de l’esprit Chanel par Virginie Viard. Et la gageure est d’autant plus subtile que précisément les racines se situeraient bien en amont de l’année de fondation elle-même, en 1913, au 21 rue Cambon. Certes, « Coco » Chanel, que les opulences de la Belle Époque avaient lassée, aspirait à plus de sobriété. Il fallait, dans les années 1910, en finir avec les dentelles, les broderies, les volants et les toilettes lourdes, décadentes et surchargées. Il fallait fuir l’ornementation pour redécouvrir la ligne, afin, dans l’idéal, d’atteindre à l’extrême de la stylisation. « Toujours ôter, toujours dépouiller, ne jamais ajouter », disait-elle. Cette radicalité du dépouillement, ne faudrait-il pas dès lors le relier à ce qui aurait pu être la source première d’inspiration de la jeune Gabrielle : Aubazine, l’abbaye cistercienne du XIIe siècle au cœur de la Corrèze, dans laquelle elle passa ses années d’enfance et d’adolescence ? L’architecture cistercienne fut, dès la fin du XIe et au XIIe siècle, le laboratoire des expérimentations les plus novatrices : dépouillement de la statuaire jusque-là romane, épuration des couleurs pour un rendu de la pierre blanche, stylisation des lignes, simplification du plan général, élévation des voûtes dont l’invention de la croisée d’ogives permet la réalisation technique au point que l’art cistercien conduit directement à l’art gothique dès les premiers chantiers franciliens. Le trait de l’esprit cistercien se saisit dans le retour à l’authenticité. L’épuration des lignes rend compte de la beauté spirituelle. La verticalité lumineuse purifie le regard et l’âme. L’art y est apophatique, fondé sur le dépouillement, ce geste de Chanel. L’enfant que fut Gabrielle aurait été marquée par la pierre nue du réfectoire, le génie des proportions de l’abbaye, les blouses blanches des jeunes pensionnaires ou les robes aux larges emmanchures noires de leurs supérieures. De cette ambiance sourd l’inspiration de celle que l’on a pu appeler par ailleurs « la mère abbesse de la rue Cambon ».
Qu’importe alors que la reconstitution historique de l’enfance de Gabrielle soit entravée par le manque d’archives ? Qu’importe que la narratologie chanélienne, « ce dédale de ma légende » disait-elle, soit une reconstruction postérieure des faits pour brouiller les pistes et masquer l’obscurité de ses origines ? Qu’importe dès lors l’historicité des origines que beaucoup remettent en cause ? Reste que les réminiscences qu’offre le défilé de mai 2019 nourrissent la collection par ce retour aux origines, en une loyauté digne des ordres les plus observants, animés par l’inspiration d’un esprit. Karl Lagerfeld parlait, à propos de la maison Chanel, d’un « patrimoine spirituel ». C’est que L’Esprit souffle où il veut. Nul ne sait d’où il vient, ni où il va.