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Par Guillaume de Sardes
Ces dernières années, les relations transatlantiques semblaient à sens unique. Diplomatiquement, cela va sans dire, mais aussi économiquement. Le rachat par des entreprises américaines de fleurons français était devenu une habitude : Technip acquis par FMC en 2016, Norbert Dentressangle par XPO en 2015, Alstom par General Electric en 2014 (dans des conditions scandaleuses de guerre économique). La réciproque était rare : rachat de XL Group par AXA en 2017 (pour 12,4 milliards de dollars), de Bioverativ par Sanofi en 2018 (pour 9,5 milliards de dollars). Mais, en dépit des montants de ces deux transactions, il ne s’agissait pas d’entreprises américaines emblématiques.
Tout vient de changer avec le rachat du célèbre bijoutier Tiffany par LVMH pour un montant de 16,2 milliards de dollars. Il s’agit là de la plus importante acquisition de l’histoire du groupe de Bernard Arnault qui compte désormais soixante-seize marques. Après l’acquisition de 80% de Rimowa en 2016 ou du groupe d’hôtellerie de luxe Belmond en 2018, LVMH montre qu’il est toujours à la manœuvre, ne se contentant pas de gérer ses succès mais préparant l’avenir. En effet, l’acquisition de Tiffany est stratégique pour deux raisons.
La première est qu’elle permet au leadeur mondial du luxe de compenser son retard dans la joaillerie sur son concurrent direct : le groupe Richemont. Face à Cartier et Van Cleef & Arpels, qui appartiennent à ce dernier, LVMH n’avait jusqu’à présent à opposer « que » Chaumet et Bulgari. Avec l’acquisition de Tiffany, LVMH fait désormais jeu égal avec le groupe du milliardaire sud-africain Johann Rupert. Il peut même espérer le dépasser à moyenne échéance grâce aux marges de progression dont dispose Tiffany. En effet, malgré une stratégie de relance menée par son directeur général Alessandro Bogliolo, les ventes de l’auguste maison new-yorkaise (4,4 milliards de dollars en 2018) ont faiblement progressé, tandis que ses magasins présentent un rendement au mètre carré bien inférieur aux standards du secteur.
Sa marge opérationnelle, l’un des principaux indicateurs financiers pour déterminer la bonne forme d’une entreprise, est même en recul depuis plusieurs années, s’élevant à 17% (contre 31,5 % pour le groupe Richemont). Grâce à son incomparable assise financière et à son indéniable savoir-faire, nul doute que LVMH puisse inverser cette tendance. C’est ce qu’a déclaré en creux Bernard Arnault à l’AFP : « Nous avons l’ambition de faire briller cette marque emblématique avec tout le soin et toute la détermination que nous avons su déployer pour toutes les maisons qui nous ont rejoints au fil de notre histoire ». Le groupe français va ainsi vraisemblablement appliquer à Tiffany la méthode de relance qu’il avait mise en œuvre avec succès chez Bulgari. Dès son rachat en 2011 pour un montant de 3,7 milliards d’euros, LVMH avait mobilisé des moyens considérables afin de réveiller la belle endormie : nouvelles boutiques aux meilleures adresses, nouvelles créations, campagnes de publicité. En sept ans, selon Le Monde, l’activité de Bulgari a ainsi plus que doublé, atteignant un chiffre d’affaires de près de 2,5 milliards d’euros en 2018.
La deuxième raison qui fait de Tiffany une acquisition stratégique est qu’elle permet à LVMH de se renforcer sur le marché américain, le second pour le groupe en terme de chiffre d’affaires (24%) après la Chine, limitant de cette manière les potentiels effets négatifs des tensions commerciales qui menacent la demande chinoise. En étant présent, et même omniprésent, des deux côtés du Pacifique, le leadeur mondial du luxe adopte une position d’équilibre vis-à-vis de ses deux principaux marchés. L’opération confirme en passant les excellentes relations du groupe français avec les milieux d’affaires et politiques américains, ce que laissait déjà deviner l’ouverture le mois dernier d’une usine Louis Vuitton au Texas, ouverture qui s’était faite en présence de Bernard Arnault et Donald Trump.
En bouclant une acquisition de cette importance (entièrement payée en numéraire) tambour battant (moins d’un mois et demi après une première offre informelle), LVMH confirme sa place unique parmi les entreprises du CAC 40. Le groupe, dont la capitalisation boursière dépasse les 200 milliards d’euros, apparaît sans rival. Il prouve qu’en dépit de son gigantisme il est resté agile, sachant saisir les opportunités, tout en développant une stratégie de long terme dans un contexte international peu propice aux affaires. Il montre aussi qu’il lui est encore possible de se développer grâce à des acquisitions spectaculaires, infirmant l’idée répandue que dans le secteur du luxe le marché des fusions-acquisitions serait tari faute de cibles potentielles. Plus rien à acheter, vraiment ? Peut-être cela serait-il vrai si LVMH ne voyait pas si grand. Les analystes avaient semble-t-il oublié le projet de Bernard Arnault de mettre la main sur Hermès, dont LVMH avait réussi à posséder plus de 23% du capital en 2014 avant que la famille actionnaire ne le verrouille. Or, pour qui peut rêver de Hermès, quelle cible est hors d’atteinte ?