|
|
Alors que le goût (« avoir du goût », « avoir bon goût ») est généralement une qualité socialement valorisée, l’ajout du génitif « de luxe » tend à faire glisser la formule vers le négatif. « Avoir des goûts de luxe », c’est pêcher par excès, en vouloir trop. La question rarement posée est celle du « bon » goût appliqué au luxe, c’est-à-dire de la capacité de jugement permettant de séparer le beau précieux (donc coûteux) du « bling-bling » (coûteux mais vulgaire).
Pour éclairer le problème, un détour par la sociologie est utile. Pierre Bourdieu ne se contente pas de constater, à la manière d’un entomologiste classant les insectes, que le luxe est une des marques de prestige reflétant la violence symbolique des rapports sociaux. Sa réflexion sociologique est critique : elle se fixe pour but de révéler les rapports de domination, afin que les dominés puissent s’en émanciper. Ainsi se livre-t-il à une analyse morale et sociale des passions qui ignore le luxe dans sa matérialité, c’est-à-dire qui ne s’intéresse pas aux qualités réelles ou supposées des objets eux-mêmes, notamment à leur valeur esthétique – l’esthétique étant entendue ici dans son acception classique (et socialement déterminée) d’une « science du goût » inscrite dans l’histoire des arts. Seule la portée symbolique des objets considérés comme luxueux trouve place dans son approche. Le luxe existerait comme concept englobant, sans qu’il soit nécessaire de distinguer davantage.
On voit bien pourtant que le raffinement d’une bague Pompéi de Goossens ne peut être pleinement apprécié sans connaître la passion archéologisante de l’âge néo-classique, ni celui d’une bague de Codognato en ignorant tout des vanités baroques. Le luxe n’existe pas hors de son appréhension et de sa compréhension. Pour cela, le passage par le studium est inévitable. Encore faut-il en avoir le loisir…
Selon Thorstein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir (1899), le loisir réside dans la « consommation improductive du temps », c’est-à-dire dans la possibilité d’employer son temps à autre chose qu’aux seules activités nécessaires à la subsistance individuelle et collective. Cette notion de loisir ne peut se saisir qu’en étant historicisée. Le loisir renvoie à la tradition gréco-romaine de l’otium, c’est-à-dire aux exercices de l’esprit réservés aux citoyens libres (les « arts libéraux », par opposition aux travaux manuels effectués par les esclaves). Cette valorisation de l’otium explique la bienveillance vis-à-vis de l’argent d’un philosophe aussi sévère que Sénèque, lui qui dans La Vie heureuse écrit que le sage ne doit pas refuser la richesse, mais simplement se garder d’y être trop attaché. La fortune permet d’accéder au luxe du loisir, mais ce temps libre doit être entre autre employé à la connaissance le luxe.
Dans la perspective de Bourdieu, consommer des marchandises onéreuses, des accessoires et des vêtements hors de prix, s’impose pour appartenir à l’élite. Condition nécessaire, mais – on le voit – finalement insuffisante : encore ne faut-il pas consommer n’importe comment… Le temps du loisir est le temps consacré à « l’éducation au goût pour discerner ce qu’il sied de consommer et la bonne méthode pour le consommer comme il faut ». De fait, « il faut de l’application pour cultiver à ce point les facultés esthétiques » (Veblen). D’importantes dépenses ne sont qu’un étalage de richesse si elles sont pas « de bon goût », c’est-à-dire conditionnées par la capacité d’apprécier, de juger, souvent à des détails infimes, l’exceptionnalité des objets. D’où par exemple la valorisation de l’artisanat face à l’industrie et à ses productions en série, car reconnaître derrière les imperfections apparentes la haute valeur et le charme singulier d’un objet artisanal est affaire de finesse et de discernement, c’est-à-dire de « goût ». Les qualités esthétiques d’un objet n’existent que dans l’œil de l’amateur, un œil que celui-ci n’aura pu former qu’avec patience, au fil de jours dégagés de toute contrainte utilitaire.
On en revient aux conclusions bourdieusiennes, mais par un autre chemin : comme les grosses dépenses, mais sur un autre registre, bien plus subtil, la culture du goût indique une distance sociale. Ainsi que l’a noté la sociologie critique, Didier Éribon notamment, on ne se définit pas par ce qu’on est (vieille lune essentialiste), pas non plus, quoi qu’en disent les philosophes de la liberté, par ce qu’on fait, mais par ce qu’on est empêché de faire, et accessoirement de posséder. Ceux que la nécessité du travail écrase, mais ceux aussi qui sont obnubilés par la gestion de leur fortune, ne peuvent ou ne veulent acquérir cette culture du discernement sans laquelle il n’est pas de luxe véritable.
La question devient alors celle de la clôture de l’accès à l’otium litteratum par disparition des « classes de loisir ». Que deviendra un luxe qui ne sera plus ordonné par le goût ? Un luxe qui ne se définira plus que par son prix, par la capacité d’analphabètes à signer des chèques ? Sans la connaissance éclairée qui préside au choix, le luxe ne cessera-t-il pas tout simplement d’être le luxe ?