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Roxane Corbel est Docteure en Sciences de gestion, et a également suivi une formation initiale en Psychologie sociale. Elle a effectué une thèse sur l’œnotourisme en Bourgogne-Franche-Comté c’est-à-dire sur les expériences ciblées autour du vin dans cette région. Dans cet entretien pour Les Carnets du Luxe, elle revient sur les offres liées à l’art mises en place notamment par des domaines d’exception.
Les Carnets du Luxe : Notre discussion va principalement porter sur les expériences d’œnotourisme faisant intervenir l’art mais, avant même de mobiliser ce domaine, cette forme de tourisme semble correspondre à une niche dans l’offre touristique. Pouvez-vous nous rappeler sa source ?
RC : Tout dépend de quoi l’on parle : le terme « œnotourisme » est un néologisme mais le produit vin comme élément du tourisme est bien plus ancien. Par exemple, les routes des vins en France sont nées dans les années 1930 en Bourgogne afin d’encourager la vente de vin directe, la gastronomie et l’agriculture. Cela s’est généralisé sur le territoire national vers la fin des années 1950. Il est essentiel de se replacer dans l’époque au sein de laquelle ceci s’inscrit, à savoir les Trente Glorieuses, avec les attitudes et les représentations mobilisées à cette époque envers le vin et le tourisme. L’œnotourisme disons plus « contemporain » a vu le jour au sein du Nouveau Monde dans les années 1970, avec l’idée de développer des extensions d’offres autour du produit vin, ce qui a réellement transformé la manière d’envisager le produit et les logiques stratégiques associées, l’héritage culturel lié au vin y étant très différent.
En ce qui concerne l’approche touristique, il semble important de questionner la motivation première du séjour : va-t-on visiter une région principalement pour le vin, ou va-t-on visiter une région pour un autre motif premier, comme voir de la famille, se reposer, effectuer une randonnée, découvrir l’ensemble d’un patrimoine régional… ? Le tourisme avec des activités de séjour « 100 % vin » comme motif premier semble extrêmement peu investi, sauf par les experts, et reste une niche très restreinte. C’est en cela, je crois, qu’il est important de comprendre le terme œnotourisme, et, dans une plus large extension peut-être, d’autres formes de tourisme. Il n’y aurait alors pas un mais des œnotourismes, se référant à un séjour ou à une manière de vivre, de façon plutôt centrale ou périphérique avec un lien à d’autres formes de tourisme, notamment rural ou gastronomique, comme j’ai tenté de le montrer dans mes travaux. De plus, le vin ayant des composantes sociale et régionale fortes, ces deux dimensions restent essentielles dans la plus-value des offres à créer. À mon sens, l’art fait partie de cette mise en valeur du produit vin dans l’offre, comme certaines études ont pu le montrer.
LCDL : Ainsi, l’œnotourisme semble s’être d’abord développé dans des pays où la pratique viticole n’a pas d’ancrage historique. Quelle place joue l’art dans les expériences d’œnotourisme proposées par ces pays ?
RC : Oui, en tout cas pour l’œnotourisme tel qu’il est conçu de manière contemporaine. Il est toujours nécessaire de replacer le regard porté dans le contexte : dans l’Ancien Monde, l’héritage veut que le vin fasse partie du patrimoine, donc de l’imaginaire collectif et du quotidien, tandis que dans les pays du Nouveau Monde, tout restait à construire. La stratégie est différente : la notion de terroir n’existant pas, le cépage était alors la clé d’entrée. Mais alors, comment se différencier et faire adhérer au produit ? La mise en avant de la singularité des wineries, du produit et des offres associées, devient la stratégie. Souvent créées par des architectes, mobilisant également le concours d’artistes de tous horizons, elles mettent en avant une « manière de se concevoir » en tant que marque. De fait, le rapport au produit vin étant différent, il devient nécessaire d’appuyer sur d’autres leviers pour se démarquer dans le marché par rapport à d’autres : la création d’identité de marque devient l’enjeu. Ces stratégies sur mesure passent notamment par la mobilisation de l’art pour exprimer un Soi et son positionnement dans le monde : recours au conceptuel pour certains, reconstitution du patrimoine européen de manière hyper réelle pour d’autres, autant de visions que de wineries… Ce qui est très intéressant, c’est ce rapprochement avec les courants du monde de l’art dans la conception même des bâtiments et des jardins, et ce que cela exprime de la manière d’aborder le produit.
LCDL : Y a-t-il une différence dans le recours à l’art des offres œnotouristiques en France, pays qui, à l’inverse, a une culture du vin très ancienne ?
RC : Absolument. En France, la tendance est plutôt inverse. Le vin est incontestablement le produit phare, et le reste constitue une extension de l’offre : nous sommes peut-être moins sur l’effet démesuré des offres que dans le Nouveau Monde (le fameux « effet waouh »). Il existe bien sûr des offres très exceptionnelles mais, de manière générale, c’est un tout lié au patrimoine et à l’art de vivre à la française, à l’authentique aussi, qui est apprécié, et ce dans toutes les gammes d’offres. Tout est histoire de représentation et de vécu en inscription territoriale. Le vin s’inscrit en culture et en transmission, en parallèle à d’autres objets de représentation, ce qui en fait un objet profondément social.
LCDL : Si nous nous recentrons sur la Bourgogne-Franche-Comté, région de grands crus qui a constitué le cœur de votre étude, vers quelles formes d’art se tournent les propriétaires viticoles ? Privilégient-ils l’art classique, moderne ou contemporain ?
RC : Là encore, je crois que chaque producteur a sa propre vision et sa propre identité, que ce soit pour le vin ou pour les différentes formes d’art. La promotion de l’art se fait également par des circuits, comme le circuit Art in situ qui a permis l’alliance entre art contemporain et domaines sur la route des Grands Crus. Les concerts de musique dans les vignes existent aussi, je pense notamment au Festival de Bach à Bacchus. Sur un autre registre, certains domaines diffusent même de la musique dans les vignes pour lutter contre les maladies. J’ai aussi en tête une approche pour le moins surprenante où le vin s’avère être le médium artistique.
LCDL : Vous montrez, dans votre étude, les nombreuses valeurs développées par l’œnotourisme (l’authenticité, la transmission…). À quelles valeurs les propriétaires viticoles cherchent-ils à associer leurs produits en mobilisant ce type d’art ?
RC : De manière générale, j’imagine que la transmission est vraiment à l’épicentre. De ce que j’ai pu observer sur le terrain, et du vécu ressortant des entretiens menés auprès des visiteurs, c’est ce qui ressort. Le vin est ancré dans un modèle multiniveau, comme je l’ai démontré dans ma thèse de doctorat : le produit vin est sublimé par une dégustation qui mêle l’individu au groupe, et cette dégustation se tient elle-même dans un cadre spécifique (domaine, cave, château…), en région, et cette région véhicule un patrimoine, une culture. Et, au sein de ce modèle, chacun est acteur. Si l’on part de ce modèle, on est à chaque niveau sur de la transmission et de la réception d’émotion, de langage, de lien, d’Histoire (familiale, générale, de savoir, de culture…). On ne repart pas qu’avec un produit, on repart avec une expérience, un échange, un vécu de l’instant qui reste. C’est la combinaison de ces éléments couplée à la vision des propriétaires qui orientera vers le type d’art choisi. On est clairement dans le partage et dans la transmission, qui est également extensible à la gastronomie de manière générale, mais aussi au monde de l’art : on transmet aussi qui on est. C’est un dialogue avec l’Autre et une manière d’être au monde, puis de relayer à d’autres cette expérience, son vécu, voire d’offrir quelque chose en lien. On revient, là encore, à la représentation et à l’expérience du monde…
LCDL : Vous avez mené de nombreux entretiens pour votre recherche. Diriez-vous que les propriétaires ont un rapport personnel à l’art qu’ils promeuvent ou qu’il s’agit d’une stratégie de désirabilité des domaines devenue incontournable ?
RC : Je ne sais pas s’il faut l’entendre comme étant incontournable, ce rapport personnel à l’art n’est pas forcément systématique. Les stratégies se font avant tout en fonction de qui l’on est, je crois, lorsqu’il s’agit d’un produit aussi ancré que le vin. C’est-à-dire que les choix d’offres proposées par les producteurs sont souvent en accord avec leur essence propre, et on en revient aux valeurs décrites ci-dessus, même si évidemment il existe les éléments financiers, ou parfois l’image de marque. Toutes les personnes avec lesquelles j’ai pu échanger qui travaillaient dans ce secteur étaient avant tout de réelles passionnées : passionnées du produit, d’un savoir-faire, de leur région… On est au-delà des stratégies de différenciation classiques car le positionnement est fait en fonction de cette passion-là et de ce vécu singulier, incluant de fait un rapport et une vision du monde… Je dirais qu’on est plutôt sur de la transmission et du partage de soi à différents niveaux (relationnel, savoir-faire…) au travers de l’offre, qui, finalement n’est pas seulement réduite au marketing. Le vin est un produit vecteur de patrimoine au sens large, et l’enjeu réel est de faire entrer les gens dans cette atmosphère. L’appropriation de cette atmosphère par les visiteurs se fait au cours de la rencontre, ce qui est par ailleurs lié à la fidélisation; c’est aussi ce qu’ont montré mes travaux de thèse. L’inclusion de l’art dans les offres est vraiment liée à cette volonté de partage, au-delà de la différenciation : on rentre un peu dans « l’univers des mondes », du singulier au partagé, avec ce qui nous parle et fait écho à soi.
LCDL : Même si ce n’est pas nécessairement l’enjeu premier des producteurs viticoles qui choisissent d’exposer des œuvres dans leurs domaines, existe-t-il des enquêtes permettant de mesurer l’effectivité de ces stratégies auprès des consommateurs ?
RC : Bien sûr, des outils de mesure fiables et prédictifs existent. Tout dépend du but recherché : il existe par exemple les traditionnels questionnaires de satisfaction, les modèles marketing, psychologiques, sociologiques, et tant d’autres… Là encore, il est nécessaire de situer les objets de l’évaluation, le périmètre souhaité, et le niveau (individuel, groupal, produit, lieu, dégustation, relation client, offre spécifique…). C’est le « pourquoi » d’une problématique qui donnera le « comment ». Autrement dit, c’est la compréhension fine des composantes et enjeux qui donnera le décisionnel ou la stratégie opérationnelle. La représentation, notamment sociale, est de mon point de vue une vraie clé de compréhension, et permet également d’identifier ce que j’appellerais « les facteurs leviers » de l’offre, au travers de ses composantes. Parfois, les composantes diffèrent ou n’ont pas le même sens en fonction des typologies/profils mobilisés, ou encore en fonction des rôles : il est alors nécessaire de penser co-construction de l’offre afin de générer une réelle plus-value. Les échanges avec les clients/prospects sont une vraie richesse dans la compréhension de la mise en place de quelque chose, que ce soit en amont ou ensuite. Les dernières études mettent par ailleurs cet aspect relationnel et de partage dans les motivations premières, aussi bien du côté des consommateurs que des professionnels, ce qui montre bien que le vin est envisagé comme un objet multiniveau et complexe à aborder dans son analyse ; et cette approche est transposable à d’autres domaines…
Image: la carte du circuit Art in situ.