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Massimiliano Mocchia di Coggiola a un faible pour Jacques de Bascher : difficile, dans ces conditions, de ne pas en avoir un pour lui. Cet Italien de Paris fait profession de se spécialiser dans un monde qui déteste les spécialistes : celui du dandysme. Il en évoque les charmes dans ses œuvres graphiques car il est un dessinateur de talent, jouant constamment avec l’imagerie du décadentisme européen, en particulier avec son versant dannunzien, moins connu de ce côté des Alpes, tel qu’il triomphe au Vittoriale degli Italiani. Il en analyse aussi les multiples facettes dans ses essais d’histoire de la mode masculine, dont le plus récent s’intitule simplement Dandysmes (Alter publishing, 2018). On se doute qu’avec de telles obsessions artistiques, « MMDC » ne peut qu’être lui-même un peu (beaucoup ?) dandy : l’occasion était belle de lui demander ce que signifie ce terme au début du XXIe siècle, et à quels choix éthiques il engage.
Massimiliano
Mocchia di Coggiola
Guillaume de Sardes : Outre votre collaboration avec le magazine Dandy, vous avez écrit en 2017 un essai, Dandysmes. L’usage du pluriel suggère que le dandysme ne se laisse pas aisément saisir… Pourriez-vous cependant tenter de le définir ?
Massimiliano Mocchia di Coggiola : J’utilise le pluriel car, selon moi, il existe plusieurs types de dandys. Déjà selon Barbey d’Aurevilly, le dandysme n’est compréhensible qu’en expliquant ce qu’il n’est pas. Dans mon livre, j’ai voulu parler de différents personnages qui sont souvent pris pour des dandys sans l’être véritablement mais qui, mélangés entre eux à justes doses, peuvent en effet créer le dandy véritable. Comme l’étude du dandysme n’est pas une science exacte, il serait prétentieux de vouloir se limiter à une définition univoque. Ainsi, mes « dandysmes » restent pluriels et vagues comme le sont ces personnages. Voilà pourquoi il m’est fort difficile de donner une définition pure et simple du dandysme, étant donné qu’une caractéristique principale du dandy est d’être unique dans son genre. On pourrait essayer de le cerner à travers son élégance vestimentaire, qui est censée être un bon amalgame entre la mode anglaise/italienne classique, le rétro, avec un brin de fashion. C’est bien là une façon de se démarquer de ses contemporains, et aussi de se défendre d’eux, dans la ferme volonté de construire un mythe autour de lui. On ajoutera son goût pour le luxe, qui n’est que la capacité d’obtenir le maximum de plaisir avec le minimum d’effort. Son mépris pour la vulgarité, qui se traduit parfois par un amour immodéré pour ce qui est faux, artificiel, artistique. Ses valeurs aristocratiques, ainsi que son goût pour le scandale.
G.S. : Baudelaire disait : « être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Le dandysme serait-il donc un luxe, le luxe étant par définition ce qui est superflu ?
M.M.C. : Les valeurs aristocratiques dont je faisais mention règlent le mode de vie du dandy ; voilà qui est loin de l’échelle des valeurs de nos contemporains. Là où on nous apprend à diviniser l’homme qui travaille, le dandy a la ferme volonté de ne rien faire. Là où on nous impose l’argent comme digne fruit de nos efforts, le dandy vise au partage, au don gratuit, à la dépense immodérée – même quand il est pauvre. Baudelaire était contre la société bourgeoise qui met le travail et l’argent, les « professionnalismes », au sommet de la pyramide. Le dandy se veut donc superflu, inutile : à Gabriele d’Annunzio d’affirmer, dans son journal « je suis un animal de luxe, le superflu m’est nécessaire comme l’air que je respire ». Toujours est-il que ces gens parfois étaient bel et bien obligés de travailler, malgré leurs idéaux… Dans la société de consommation actuelle, pas trop différente de la société bourgeoise tant détestée par Baudelaire, le dandy incarne un style de vie luxueux, certes pas parce qu’il achète des produits coûteux, mais parce que son mode de vie lui coûte des efforts que la plupart des gens n’envisagent même pas. Le dandy n’achète pas des produits de luxe : il fuit soigneusement le marché qui voudrait lui coller un étiquette (horreur !) pour mieux lui vendre des choses – et ceci est probablement une forme de luxe ultime.
G.S. : Quels rapports le dandy entretient-il avec la mode ?
MMC : Pour le dandy, s’habiller constitue non seulement une nécessité mais aussi un rituel, une liturgie, une action artistique (je dirais même une performance) : l’artiste est tel car il n’est pas capable de s’exprimer autrement qu’à travers ses pinceaux ou son ciseau. Le dandy est un artiste qui a besoin de communiquer son moi à travers les étoffes, la coupe de ses costumes, la couleur… Il va de soi qu’un artiste qui se respecte ne se laisse pas dicter son style ou son goût par autrui. Le dandy, donc, ne se laissera pas influencer par un bloggeur, un vendeur ou même un styliste : le risque serait de perdre sa propre originalité. Voilà pourquoi les dandys sont, généralement, de fidèles clients des tailleurs : le sur-mesure leur correspond au mieux. Une règle fondamentale de l’élégance classique est d’être toujours bien mis, en toute circonstance, sans concession à la mode du moment. Car « le style reste », n’est-ce pas ? Cependant il sera nécessaire au dandy de connaître la mode et de la respecter (sans l’appliquer les yeux fermés) pour ne pas passer pour un banal excentrique, ou un personnage déguisé. Il s’agit en somme de trouver un bon équilibre, le fameux point d’intersection de Pascal. Le dandy se veut unique : il est la créature et la création en même temps. Les marques, les brands et les trends ne doivent pas le toucher plus que le strict nécessaire. Il n’est pas rare que ces personnages s’appliquent, le soir, à découdre les étiquettes de leurs vêtements achetés en boutique. C’est pour la même raison que Stendhal déchirait les pages déjà lues des livres qu’il était en train de lire.
G.S. : Selon vous, le dandysme est une éthique. Quelles en sont les valeurs cardinales ?
MMC : Je pense que j’ai déjà répondu en partie à cette question dans mes précedentes remarques. Mais si je devais penser à une vertu première, je dirais : les apparences avant tout. L’élégance n’étant pas seulement vestimentaire, elle doit toucher entièrement le mode de vie du dandy, ce qui le rend un paradigme en soi. Les passions sont méprisables quand elles décoiffent. La recherche du plaisir est un des moteurs qui animent le dandy, tant que cela ne le rend ni vulgaire ni bestial. Il s’ensuit que le dandy se veut (ou se voudrait) maître de soi sur le modèle d’un condottiere de la Renaissance. Il cultive le mépris pour les préjugés, pour l’ignorance et la grossièreté, et aussi l’envie d’éblouir son prochain, chose qui le rapproche du type de l’aristocrate de l’époque baroque. Du côté philosophique, Kierkegaard et Nietzsche lui sont proches sans pourtant le guider. Et encore : le fait de se placer toujours du coté des perdants. Car sa bataille contre le viol de la beauté le conduit forcement à la défaite, mais les perdants sont toujours ceux qui réfléchissent à leur sort, souvent avec sympathie, alors que les vainqueurs se pâment dans leur orgueil ignorant. Je ne parlerai pas de religion ni de politique : l’histoire a démontré que les dandys ont toujours utilisé ces passe-temps humains sans jamais les comprendre véritablement (sauf par rapport à leur coté esthétique !). L’éthique dandy, s’il en est une, est censée être sévère et jamais abrogeable. Dans ce sens, le dandy ressemble au prêtre ou au militaire… Sauf que lui ne se prend jamais au sérieux.
G.S. : Qui sont les dandys de notre temps ? À Paris et ailleurs ?
MMC : La question est délicate, car elle suppose que je devrais connaître tout le monde dans cette ville si vaste et si variée. Je connais plusieurs personnes qui pourraient facilement rentrer dans la catégorie, sauf qu’il s’agit d’une catégorie à multiples facettes, tiroirs, miroirs, et aussi des squelettes dans les placards qu’il ne m’est pas donné de connaître. De toute façon, le dandy est une figure qui doit beaucoup de son allure à la littérature et à l’histoire, et ce serait obsolète de juger mes contemporains par ces outils. J’ai envie de dire : réservons à la postérité le droit de répondre – si jamais cela intéresse quelqu’un. Il faut ajouter que les dandys du passé partageaient avec les « classes aisées » beaucoup de temps, de culture et d’idéaux : voilà pourquoi leurs noms restent familiers à nos oreilles. À voir ce que sont devenues les « classes aisées », je ne ferais que citer des noms parfaitement inconnus. Et c’est très bien qu’ils le restent.