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Alors que le Black Friday 2024 s’apprête à battre son plein, l’univers du luxe fait face à une menace grandissante : la prolifération des contrefaçons. Et le grand rendez-vous commercial, qui attire chaque année des millions d’acheteurs, exacerbe encore les risques. En cause ? Les plateformes e-commerce et le marché florissant de la seconde main, deux leviers qui favorisent la vente d’articles de luxe contrefaits.
À l’heure où 51% des acheteurs de produits de luxe d’occasion expriment leurs craintes face à la contrefaçon et 55% déclarent avoir déjà été dupés, comment protéger consommateurs et marques ?
Vanessa Bouchara, juriste spécialisée en propriété intellectuelle et experte reconnue en droit des marques, partage son analyse. Dans cette interview accordée aux Carnets du Luxe, elle décrypte les enjeux juridiques et économiques de la contrefaçon. Elle livre aussi des pistes pour préserver l’intégrité des marques de luxe dans un contexte rendu complexe par la consommation en ligne. Une rencontre essentielle pour mieux comprendre les défis d’un secteur toujours plus exposé.
La contrefaçon est un sujet récurrent dans l’univers du luxe. Et pourtant les consommateurs ont encore du mal à bien percevoir le danger qu’elle représente pour les marques de luxe. Pouvez-vous nous expliquer rapidement quel est l’enjeu majeur sur la question de la contrefaçon dans l’industrie du luxe à l’heure actuelle ?
Vanessa Bouchara – L’enjeu principal, c’est de protéger la valeur et l’image de marque d’une entreprise, et en particulier les valeurs qu’elle communique auprès du public : son savoir-faire, son style, ses créations et tout ce qu’elle met en œuvre pour offrir au public et au consommateur une expérience particulière.
Quand un consommateur se rend un magasin de luxe, il y cherche un style particulier, il va être intéressé par telle ligne, par le travail de tel designer. L’enjeu dans l’univers du luxe, c’est donc de préserver cette valeur et de la rendre unique. De la rendre propre à chaque marque. Chaque marque véhicule ainsi son propre message au client final, et c’est ça qu’on cherche à protéger.
Concrètement, comment les marques de luxe mettent-elles en place leur protection ?
Il y a plusieurs types de protections. Evidemment, la protection de la marque. Par exemple : si on achète un téléphone, c’est un téléphone de marque Apple, Samsung ou autre. Et il y a un lien de confiance qui se fait entre le consommateur et la marque, qui fait qu’il va choisir plutôt Apple ou Samsung. Pour le titulaire de droit, surtout dans le milieu du luxe, la protection de sa marque (à savoir du nom qui l’identifie auprès des consommateurs) est un point essentiel.
Mais la marque, ce n’est pas seulement le nom qui l’identifie, ça peut être beaucoup d’autres choses. Par exemple, ça peut être un slogan fort : le fameux « Parce que je le vaux bien » de L’Oréal. L’idée derrière ce slogan est qu’il parle à tout le monde, mais les slogans peuvent être refusés en tant que marque parce que ce qui est trop commun et laudatif ne peut pas être approprié par un seul acteur du marché. Quand on achète un produit d’une marque, en réalité on veut acheter quelque chose qui correspond à nos propres valeurs, qui fait écho à nos aspirations de consommateurs.
Il y a aussi la protection des sigles. Par exemple le « LV » de Louis Vuitton est déposé en tant que marque.
Une marque sera protégeable si elle joue un rôle d’identification et permet au consommateur d’identifier un produit comme provenant d’une entreprise déterminée.
La marque est un point fondamental, mais ce n’est pas le seul…
Non, en effet. Le deuxième élément fondamental dans la protection des marques de luxe, c’est l’apparence des produits. Il y a le droit d’auteur qui protège les créations, quelles qu’elles soient. Le droit d’auteur est extrêmement large, et permet de protéger tout ce qui est objet de création. La condition de protection, c’est l’originalité, c’est-à-dire ce qui porte l’empreinte de la personnalité de l’auteur.
Et l’apparente simplicité du droit d’auteur, c’est qu’on n’a pas besoin d’un dépôt pour être titulaire d’un droit d’auteur, celui-ci naissant de la création. En général, les maisons de mode demandent à un huissier de certifier le contenu d’une collection, avec des références déterminées. À partir de là, cela leur permet d’avoir une date certaine et de permettre d’identifier l’entreprise qui commercialise le produit.
Et enfin il y a une troisième protection envisageable : les dessins et modèles pour lesquels il faut procéder à un dépôt (sauf les DMCNE qui permettent une protection au titre des dessins et modèles dans les 3 ans de la divulgation, sans dépôt). Les dessins et modèles se déposent auprès d’un office des marques (l’INPI pour la France ou l’EUIPO pour l’Union européenne). Le modèle est alors protégé sous réserve de nouveauté. Cela signifie que pour être protégeable le modèle ne doit pas avoir existé précédemment, et doit avoir un caractère propre / individuel.
Donc la propriété intellectuelle permet, notamment aux industries de la mode et du luxe, de disposer de trois axes de protection majeurs: le droit des marques qu’il faut manier correctement parce que toutes les marques ne sont pas protégeables, le droit d’auteur l’est sous réserve d’originalité ; et le droit des dessins et modèles, sous réserve de dépôt et de nouveauté.
Il est aussi important de préciser que parfois, même sans droits, des actions sont possibles sur le fondement du droit commun et que des actions en concurrence déloyale (en cas de confusion) ou en parasitisme (si un tiers se positionne dans le sillage d’une entreprise en tirant profit de ses investissements et de sa notoriété) sont également envisageables.
Diriez-vous que l’arsenal juridique, tant au niveau français qu’européen, est suffisant pour bien protéger les marques ?
L’arsenal juridique est bon. On a de quoi protéger correctement. En France on dispose d’un arsenal assez important avec la possibilité d’opposer plusieurs droits de propriété intellectuelle comme nous venons de le voir.
L’arsenal juridique existe, mais l’effectivité de la protection dépend beaucoup du titulaire des droits. Si ce dernier a fait ce qu’il fallait, en anticipant et en déposant des droits de manière cohérente par rapport aux règles applicables et par rapport à l’amplitude dont il a besoin (les bonnes marques sur le bon territoire pour les bons produits), alors il sera correctement protégé.
Avoir une bonne protection, cela nécessite de faire les bons choix le plus tôt possible. Plus vous agissez tard, à savoir quand on commence à vous copier, plus vous vous retrouvez avec une protection qui ne sera pas suffisamment efficace.
Vous pouvez nous donner un exemple ?
Typiquement, en matière de dessins et modèles, la nouveauté s’applique à tous. C’est-à-dire que si le créateur a divulgué son modèle pendant une certaine période, il ne peut plus déposer de dessins et de modèles.
Ceux qui se posent donc la question de la protection quand ils commencent à se faire copier, c’est-à-dire un peu tard, ont peut-être des éléments qu’ils ne sont plus en mesure de rattraper. Donc mon premier conseil c’est d’anticiper et de se faire accompagner.
La question des moyens financiers des marques est au cœur de la stratégie de protection. On a observé ces dernières années une accélération de la polarisation sur le marché du luxe. Une poignée de grands groupes possèdent de nombreuses maisons de luxe. Est-ce que ces marques, adossées à de grands groupes tels que LVMH, Kering ou Richemont, sont mieux protégées contre le risque de contrefaçon ?
Je répondrais oui puisque les maisons qui sont adossées à ces grands groupes ont accès à des services juridiques qui font bien leur travail et qui les alertent sur le meilleur type de protection en fonction de leurs besoins, de leurs enjeux et aussi de leur budget. Donc nécessairement, ces maisons sont sensibilisées au sujet.
Mais il y a en fait deux niveaux : comment se protéger au mieux, et comment lutter contre la contrefaçon. Et il faut que le premier soit aussi solide que possible pour engager le deuxième, à savoir une lutte efficace contre la contrefaçon.
Comment les marques de luxe font-elles pour prouver que la contrefaçon nuit à leur image de marque ? Car on peut faire une estimation du manque à gagner financier. D’ailleurs l’Union Européenne estimait en 2022 que la France était le premier pays victime des contrefaçons de luxe, avec une perte estimée à environ 7 milliards d’euros par an. Mais l’impact sur l’image d’une marque semble plus difficile à chiffrer…
C’est assez difficile à mesurer, vous avez raison. Et ça dépend aussi de l’impact qu’a pu avoir la contrefaçon sur l’entreprise, de sa visibilité. Si par exemple une contrefaçon a été relayée par des milliers de comptes sur les réseaux sociaux, ça aura nécessairement un impact sur la marque qui sera facilement explicable.
C’est à celui qui engage l’action de prouver son dommage et d’expliquer que l’atteinte a eu un impact direct sur son image, sur les investissements qu’il déploie pour maintenir et préserver cette image. Il y a ce préjudice d’image, mais il y a aussi le préjudice économique qui, lui, se calcule en fonction des pertes qui ont été subies par le titulaire des droits.
La lutte devient aussi plus compliquée à mesure que les contrefaçons continuent d’évoluer, n’est-ce pas ?
La difficulté, c’est que la contrefaçon s’affine et devient de meilleure qualité. On est partis d’une contrefaçon assez vulgaire, assez ordinaire pour arriver à une contrefaçon plus sophistiquée. Plus la contrefaçon devient de qualité, plus il est difficile de lutter.
Et en ce moment, l’un des éléments de parasitage auxquels les marques de luxe doivent faire face, ce sont les pingti : de parfaites copies d’articles de luxe, mais sur lesquelles ne figurent pas les logos. Il s’agit d’une nouvelle génération de contrefaçons. Vous pouvez nous expliquer de quoi il s’agit ?
Ce qu’il faut savoir sur les pingti, c’est qu’il peut y avoir contrefaçon même sans que la marque ne soit reprise. Si le contrefacteur reprend la forme et que cette forme est protégeable, la maison à l’origine du modèle copié peut revendiquer des droits de propriété intellectuelle et engager une action contre ceux qui ont repris la forme protégée. Et dans ce cas-là, même si la marque n’est pas reprise, cela peut constituer une atteinte aux droits de propriété intellectuelle.
Et c’est important de le souligner parce que souvent les consommateurs ont l’impression qu’en enlevant la marque ou le logo, ce n’est pas un problème. Alors qu’en réalité, il s’agit potentiellement d’une atteinte de propriété intellectuelle.
Justement, certains consommateurs ne sont pas très scrupuleux sur le sujet, mais d’autres s’inquiètent du risque d’acheter des articles contrefaits, en particulier quand ils achètent des produits d’occasion. C’est vrai qu’actuellement, le marché de la seconde main représente une opportunité pour les vendeurs de contrefaçons. Est-ce que l’une des solutions se trouve du côté des nouvelles technologies ? Je pense notamment à tout ce qui relève de la blockchain pour assurer la traçabilité d’un article de luxe. Est-ce une réponse adaptée face aux enjeux actuels ?
Pour moi, toutes les solutions de blockchain ainsi que de certification de l’origine du produit, d’où il vient, qui est son premier acheteur… sont nécessairement d’excellentes solutions. Le souci étant que ce n’est pas encore complètement implémenté. Et le consommateur qui achète un produit de seconde main n’a pas encore la possibilité de s’assurer que le produit qu’il achète est un vrai. Il peut aller dans la maison de luxe concernée, mais ce n’est pas une solution évidente.
Donc c’est un vrai sujet. Il y a des pistes. Et les maisons de luxe sont les premières à essayer de trouver des solutions pour privilégier des pistes sérieuses d’identification pour éviter la contrefaçon. Mais on n’est pas encore sur un système abouti, qui serait suffisamment sécurisant à la fois pour les marques et pour les clients.
Aujourd’hui, il y a des systèmes de certification, comme par exemple sur Vestiaire Collective et Vinted. Mais le problème est qu’il n’est pas fiable à 100%. Ensuite il est coûteux. Donc il n’est pas complètement intégré dans le process. Et il faut souligner que demander la facture ou la photo ne suffit pas aujourd’hui pour s’assurer de l’authenticité d’un article de seconde main.
À l’heure actuelle, les maisons de luxe suffisamment importantes ont des services dédiés à la lutte contre la contrefaçon. Et elles traquent, souvent avec leurs conseils, tout ce qui peut sortir sur le net et sur les applications. Et avec la loi sur la confiance dans l’économie numérique, les plateformes sont obligées de retirer un contenu quand il est signalé comme contrefaisant.
Justement, l’année dernière en novembre 2023, Christian Louboutin a lancé une action commune en justice avec le groupe Meta dans une affaire de contrefaçon. Et ensemble ils ont eu gain de cause. Peut-on dire que la mobilisation des acteurs du web est un levier décisif pour aider le luxe à lutter contre la contrefaçon aujourd’hui ?
Tout le monde a un rôle à jouer dans le web. C’est un écosystème qui doit devenir vertueux. Mais la question qui se pose est de savoir qui est en charge des coûts associés à la lutte efficace contre les contrefaçons. Pour l’instant, ce sont les marques et les titulaires des droits. Mais il existe aussi, du côté des plateformes, des services importants pour répondre aux demandes des marques, retirer les annonces d’articles contrefaits, et se montrer proactifs pour montrer qu’on agit, qu’on ne laisse pas faire. Il en va aussi de l’image des plateformes. C’est un système dans lequel chacun doit, à sa manière, lutter contre la contrefaçon pour qu’on arrive à un résultat positif.
Et le fait que Meta ait son hub Luxury ici à Paris, est-ce que ça joue un rôle de facilitateur dans la mise en œuvre de stratégies pour lutter contre la contrefaçon sur la plateforme ?
Évidemment. Il y a beaucoup de discussions qui sont menées entre les différentes plateformes et les titulaires de droits. Il y a une volonté commune de l’ensemble des acteurs de faire en sorte qu’il y ait une lutte efficace contre la contrefaçon. Donc il y a régulièrement des discussions, des échanges pour essayer d’améliorer et de faire en sorte qu’on arrive à avoir moins de contrefaçons en ligne proposées au consommateur.
Pensez-vous que les marques de luxe devraient faire davantage pour sensibiliser les consommateurs à la question de la contrefaçon ?
Je pense que les marques font œuvre de pédagogie, et qu’elles devraient renforcer ces actions. C’est un sujet qui est presque un peu tabou qui n’est pas évident à mettre en avant. Mais c’est un sujet qu’on ne peut plus ignorer. Et surtout on ne peut plus faire semblant de ne pas voir que les clients sont confrontés au quotidien à des actes de contrefaçon.
Vous achetez un article dans une boutique prestigieuse, puis vous sortez dans la rue et vous voyez quatre personnes dans le métro avec le même article. Est-ce qu’elles ont acheté des vrais ou des faux ? Finalement, on ne sait plus trop, ce qui tend à créer une sorte de confusion générale autour de la marque et de ses valeurs. Et cette confusion en elle-même porte nécessairement atteinte à la marque. Donc oui, je pense que les marques de luxe doivent encore plus faire œuvre de pédagogie en sensibilisant le consommateur.
Il y a déjà des rapports qui sont élaborés chaque année sur l’impact de la contrefaçon, et auxquels les marques participent. Ces chiffres permettent de comprendre que, souvent, la contrefaçon alimente des circuits mafieux, que c’est de l’argent sale, qu’elle repose sur le travail des enfants… Il y a déjà un vrai travail global de la part de la communauté des acteurs qui sensibilisent à la contrefaçon, mais qui n’est sans doute pas suffisant aujourd’hui.
La clé, c’est donc d’encourager une responsabilisation des consommateurs ?
Aujourd’hui, derrière chaque marque il y a énormément d’emplois, énormément de savoir-faire, énormément de travail et d’investissements. Acheter des contrefaçons revient à participer au circuit des contrefaçons en étant consommateur. Je pense que ça doit poser la question d’une responsabilisation personnelle.
Au-delà de l’atteinte à la maison qui est manifeste, il y a aussi le fait que le consommateur participe au financement de circuits potentiellement mafieux et illégaux. Est-ce qu’on peut vraiment parler de développement durable, de l’importance pour le consommateur que les marques s’engagent vers une démarche RSE, si de l’autre côté le même consommateur achète des contrefaçons sur lesquelles il n’y a aucune transparence ? Il y a une sorte d’ambivalence sur ce sujet de la part du consommateur, qui prône des valeurs fortes de respect de l’environnement qui sont à l’inverse des valeurs des contrefacteurs.
Et pour les consommateurs qui veulent acheter un article de luxe d’occasion, quels sont les moyens de s’assurer qu’ils n’achètent pas une contrefaçon ?
C’est très difficile, et ça demande un lien de confiance. Je conseille d’utiliser les plateformes qui ont un service d’authentification. Même là aussi il peut y avoir des erreurs malheureusement. Mais ça limite déjà la marge d’erreur. Et quand on veut être sûr de ne pas acheter de contrefaçon, le fait de faire certifier le produit qu’on achète reste le moyen le plus sécurisant.
Du côté des jeunes créateurs de mode, quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui démarre son activité et souhaite lancer sa marque en étant bien protégé ?
Il lui faut être en mesure d’identifier assez rapidement ce qui est protégeable ou pas dans son projet. À savoir : la marque, les formes, les slogans… Il faut vraiment se poser des questions techniques liées à la propriété intellectuelle, et je lui dirais de ne pas le faire seul. Aujourd’hui, il y a beaucoup de manières de s’informer. Et je pense qu’il est nécessaire de se faire accompagner sur le sujet.
D’après vous, quels sont les défis en ce qui concerne le droit de la propriété intellectuelle dans l’industrie du luxe face à l’émergence des nouveaux canaux de vente comme les NFT et le métavers ?
Toujours être dans l’anticipation. Selon moi, anticiper permet de lutter le plus efficacement, et le plus en amont possible, contre les atteintes. Cela permet de sécuriser le consommateur final sur ce qu’il achète. Enfin, il y a un enjeu sur la sensibilisation et la communication autour de la contrefaçon en expliquant ce à quoi les personnes participent quand elles achètent des contrefaçons.