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Les grands noms du luxe sont longtemps restés prudents face aux sirènes du numérique, préférant miser sur une expérience en boutique synonyme d’exclusivité. Peu à peu, les griffes les plus prestigieuses se convertissent pourtant au digital, conçu comme la prolongation de l’expérience vécue en boutique. L’enjeu : ne pas perdre en authenticité.
Luxe et digital, des univers incompatibles ? Deux mastodontes du secteur ont, récemment, décidé de tordre le cou aux idées reçues. A commencer par Prada, la griffe italienne s’étant enfin convertie à la vente omnicanale et au big data, afin d’anticiper les préférences de ses clients. « Nous tirons parti de tous les points de contact avec eux, explique Luca Giornofelice, directeur groupe du CRM et des projets de transformation digitale chez Prada : que ce soit par le Wifi, les SMS, la messagerie Whatsapp (…) et bien sûr les réseaux sociaux ».
Même son de cloche chez DFS, le spécialiste de la distribution de produits de luxe dans les aéroports – et qui s’est associé avec LVMH pour relancer, à Paris, l’emblématique Samaritaine. En octobre 2017, le magasin DFS de Venise a lancé un jeu sur smartphone, permettant à un client sur 300 de quitter la boutique…sans régler la note. Une innovation qui a permis au groupe de collecter de précieuses informations sur ses clients, mais aussi d’augmenter la valeur du panier moyen à la caisse.
« Rester silencieux donne plus de valeur à ce que nous faisons »
Si les grandes marques du luxe franchissent peu à peu le pas, la plupart d’entre elles ont mis du temps à se convertir au numérique. Les raisons de cette prudence, voire de cette défiance, sont nombreuses et justifiées : crainte de banaliser le prestige associé au luxe, volonté d’offrir une expérience et des prestations haut de gamme en boutique, désir d’entretenir la relation d’exclusivité qui se noue parfois entre un vendeur et son client, peur de la contrefaçon…
« Pour de nombreux clients et clientes, analyse Isabelle Chaboud, acheter un produit de luxe était associé à l’expérience client en magasin : le service attentionné et exclusif, le contact avec la boutique elle-même, son emplacement… » Autant d’arguments qui continuent de peser lorsqu’il s’agit de conquérir de nouveaux clients sur Internet – la maison Chanel faisant même un point d’honneur de ne pas investir cet espace.
Si la griffe dirigée par Karl Lagerfel a présenté sa collection printemps-été 2017 dans un décor de data center (notre photo d’illustration), rarement une maison de couture n’aura autant résisté aux sirènes de la révolution digitale. Un positionnement pleinement assumé par Bruno Pavlovsky, président des activités mode de la marque, selon qui Chanel préfère « éviter le e-commerce et inviter (ses) clients à visiter (ses) boutiques ». Et, pour l’ancienne directrice digital de la maison née rue Cambon, Katalina Sharkey de Solis, des marques comme Chanel n’ont tout simplement « aucune raison de vendre leur prêt-à-porter online ».
Une autre griffe française, Céline, a elle aussi longtemps affiché le plus grand scepticisme vis-à-vis du digital. Absente des réseaux sociaux, Céline ne possédait pas de site de e-commerce jusqu’il y a peu. Et préférait faire reposer sa croissance sur son réseau de boutiques et sur des points de vente exclusifs, dans les grands magasins. « J’ai l’impression que la mode fait beaucoup trop de bruit sur Internet, abondait Marco Gobbetti, le PDG de Céline. Rester silencieux donne plus de valeur à ce que nous faisons ».
La marque a, depuis, lancé une plateforme d’achat en ligne. Gageons également que l’arrivée de Hedi Slimane aux commandes de Céline sera synonyme d’un virage digital remarqué, le designer étant connu pour être particulièrement proche des plus jeunes générations, comme pour sa volonté de contrôler l’ensemble des activités des griffes dont il a la responsabilité. Un changement radical en perspective : n’était-ce pas Phoebe Philo, le précédant au même poste, qui disait apprécier « l’idée que ses clientes expérimentent un produit Céline dans un magasin Céline » ?
« Une occasion inestimable de se réinventer »
A l’image de Céline, les grandes marques de la mode et du luxe sont de plus en plus nombreuses à franchir le pas du numérique – mais avec parcimonie. C’est le cas, par exemple, de Hermès, qui propose sur son site Internet une sélection limitée d’accessoires iconiques, reprenant les codes qui ont fait la réputation de la maison. Ou de Christian Dior, qui mise, sur Internet, uniquement sur des accessoires comme les souliers, les sacs ou le maquillage – ses principales sources de revenus. Pour s’offrir une tenue dessinée par Maria Grazia Chiuri (femme) ou Kris Van Assche (homme), les clients devront toujours se rendre dans les boutiques feutrées de la maison.
Les marques de luxe, si elles se contentent, pour certaines, d’une distribution encore très sélective, semblent donc bien décidées à entamer leur virage numérique. Leur objectif : améliorer sans cesse l’expérience client, sans toutefois que l’innovation technologique ne nuise à leur authenticité. Il s’agit d’une « question de dosage », estime Antoine Lorotte, PDG de FiveCo, qui ajoute : « l’univers du luxe a tout intérêt à savoir tirer parti de l’innovation technologique, car c’est pour lui une occasion inestimable de se réinventer et de conquérir de nouveaux marchés ». De grands groupes, comme LVHM, semblent avoir parfaitement intégré ce changement de paradigme : comme on le verra dans le second volet de cette enquête, pour eux, le digital n’est pas seulement un nouveau continent, mais la prolongation d’une expérience client toujours plus personnalisée.