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Pas de nom plus français que Cardin, semble-t-il ; on croirait entendre Chardin, dont la tradition fait l’un des artistes les plus français qui se puisse concevoir. Pourtant, le nom du couturier s’est d’abord prononcé à la vénitienne, avec le « n » sonnant, comme Manin. Mais son père n’était pas doge, loin de là ! Dernier enfant d’une famille nombreuse de paysans, Pietro, né en Italie, suit très jeune ses parents en France, à la recherche de travail. La vie n’est pas facile, dans les brumes de Saint-Étienne. Sans doute est-ce pour exorciser ces rudes débuts que Pierre Cardin cultiva ensuite la passion des résidences luxueuses, des beaux objets et de la grande vie, entre les deux pôles de Paris, qui pouvait encore être considérée comme la capitale mondiale du luxe et des plaisirs (et où il devint en 1981 propriétaire du mythique restaurant Maxim’s), et de Venise, où il possédait un palais et ambitionna de construire une tour futuriste.
Son premier contact avec le travail du textile fut des plus modestes : le voilà à quatorze ans apprenti dans l’atelier d’un tailleur stéphanois ! C’est là que commence la légende Cardin. Comme plus tard le jeune Saint-Laurent crayonnant croquis sur croquis dans le lointain Oran, ou comme Jean-Paul Gaultier convoqué à dix-huit ans par un certain… Cardin, Pietro devenu Pierre est habité par la certitude de son talent et d’un grand destin. Malgré les difficultés et les dangers des années de guerre, son obstination finit par triompher, le conduisant jusqu’à Paris. Par quel biais exactement parvint-il à se faire une place dans le petit monde de la couture ? Lui-même n’excluait pas, en souriant, que le fait d’être « assez joli garçon » ait pu le servir, dans un milieu où on habille les femmes plus qu’on ne les courtise. Toujours est-il qu’on trouve Pierre Cardin chez Dior dès 1946, mais pas pour longtemps, puisqu’il ouvre sa propre maison en 1950, à vingt-huit ans.
Plus que sa contribution à la haute couture, pourtant déterminante, c’est son engagement de précurseur dans la commercialisation du prêt-à-porter qui l’inscrit en tête de chapitre dans l’histoire du vêtement. « Mon but, c’était la rue », résumait-il. Au-delà des robes de prestige pour duchesses, il rêvait chemises Cardin sur les épaules de tous les hommes, pantalons Cardin sur les jambes de toutes les femmes, sacs Cardin au bras de toutes les élégantes… et le nom Cardin dans toutes les bouches ! Et cela pas seulement en France, mais en Europe, des deux côtés de l’Atlantique, et plus loin encore ; il y eut du Cardin en Chine bien avant l’ouverture du pays à l’Occident. Qui a oublié les images du défilé qu’il a organisé sur la Grande Muraille, en 2018, pour célébrer les quarante ans de sa présence dans ce pays ?
Si tous les couturiers sont des hommes d’affaires, lui le fut superlativement, qui affirmait à la fin de sa vie : « mon nom vaut un milliard d’euros minimum ». Et il n’eut pas besoin d’un Pierre Bergé à ses côtés pour surveiller les comptes – même si sa vie amoureuse, fluide et promeneuse, eut aussi comme point fixe un compagnon de quatre décennies, André Oliver.
Les roaring sixties auront convenu plus que tout autre moment au talent et à l’énergie de Pierre Cardin. Le couturier est et se veut un homme moderne, dépris des traditions un peu surannées des grandes maisons parisiennes. Tout ce qui consonne avec l’enthousiasme et l’optimisme d’un âge de croissance le retient et le séduit, jusqu’à la note de naïveté que nous ne pouvons nous empêcher d’associer à l’esthétique futuriste d’alors. Les filles en Cardin prennent des airs de Barbarella. En 1969, « année érotique » comme on sait, Cardin promeut ce que l’on n’appelle pas encore « crop top », et sans provoquer les foudres de l’Élysée, où Tante Yvonne cède la place à Claude Pompidou… qui s’habille chez Cardin ! Elle n’est pas la seule. Diana Rigg, la sublime Mrs Peel de Chapeau melon et bottes de cuir, est en Cardin, comme son partenaire Patrick MacNee, incarnation de la parfaite élégance masculine. En 1963, le manager des Beatles fait appel à Cardin pour donner une identité vestimentaire aux quatre garçons dans le vent : les vestes sans col dessinées pour eux entrent du jour au lendemain dans la légende. Les années soixante ont désormais, à tous les yeux, le style Cardin, au point qu’on lui attribue parfois des créations qui ne relèvent pas de lui : s’il fut bien, à partir de 1991, propriétaire de l’extravagant Palais Bulles de Théoule, il n’en est ni le commanditaire ni le concepteur, bien que l’audace formelle de l’architecte soit assurément proche de la sienne.
Faire la une des magazines (y compris de Time), fréquenter la jet-set, gagner beaucoup d’argent : Pierre Cardin n’a rien détesté de cela. On retiendra cependant son attachement sincère aux Lettres et aux Arts qui donne sens à son élection, en 1992, comme membre libre de l’Académie des Beaux-Arts. Ce n’est pas seulement le couturier visionnaire qu’entendait saluer l’Institut, mais aussi le mécène et le propriétaire de l’Espace Cardin, l’une des principales salles de spectacles de Paris depuis 1970, ou du château de Lacoste, qui appartint au marquis de Sade. Sadien, Pierre Cardin ? Ce serait trop dire. Les grandes obsessions sont incompatibles avec les grandes fortunes. Pour autant, on est saisi chez lui par une volonté farouche, un sens aigu de soi-même, un goût vif du plaisir et des plaisirs, qui donnent au petit émigré italien des années 1920 devenu l’un des créateurs internationaux les plus renommés l’air non feint d’un grand seigneur qui aura, au long de presque un siècle, mené sa vie au galop, soulevant la poussière de la grand’route.
Cet incessant désir de voyager, cette aisance à passer d’un lieu à l’autre, est d’ailleurs un trait marquant de sa personnalité sur lequel insiste sa petite-nièce, Christine, qui a travaillé avec lui dès l’âge de 18 ans, d’abord comme seconde vendeuse à la haute couture, puis comme directrice de la boutique homme de la place Beauvau et, enfin, à la tête de l’Espace Cardin : « Je me rappelle l’avoir accompagné à la Mostra de Venise, où il souhaitait voir quelqu’un. Je ne me rappelle plus qui. Peut-être était-ce Visconti, avec lequel il était très lié. Quoi qu’il en soit, il avait pris cette décision la veille et nous avons fait l’aller-retour Paris-Venise pour ce seul rendez-vous. » Elle remarque à ce propos : « Mon oncle était très fidèle en amitié. Cela comptait davantage pour lui que la famille. Même après sa séparation d’avec Jeanne Moreau, par exemple, il est resté proche d’elle. Ils s’appelaient presque tous les jours. Il s’est même occupé de ses obsèques. » Christine Cardin souligne aussi le découvreur qu’il a été : « Tout ce qui était neuf, tout ce qui lui semblait être à la pointe de la modernité l’intéressait. C’est lui qui a produit les premiers spectacles de Bob Wilson, notamment Prologue au Regard du sourd, en 1971. Tout cela sans aucune subvention publique. Il s’inscrivait dans la lignée des grands mécènes, comme Marie-Laure de Noailles, Alexis de Redé ou Peggy Guggenheim. Il a également prêté son concours aux plus grands cinéastes, de Jacques Demy, pour La Baie des anges, à Stanley Kubrick pour 2001 : L’Odyssée de l’espace. »
Louis Edwards Cardin, arrière-petit-neveu du couturier aux côtés duquel il a travaillé durant vingt ans, livre des détails intéressants sur sa personnalité : « Il était très exigeant dans le travail, faisait peu de compliments, tout en insistant sur la nécessité de créer librement. Il pouvait par exemple détourner un motif de chaise pour en faire le dos d’un manteau, ou même un tapis de bain pour en faire une robe ! Ce qui était étonnant chez lui, presque paradoxal, est qu’il avait le goût de la transmission – il m’a beaucoup appris – tout en refusant de conserver, d’archiver ses propres créations. Il lui arrivait de détruire devant moi ses plus belles robes à coup de ciseaux, même celles qui avaient défilé. C’était une leçon de vie : il ne faut pas s’attarder sur le passé, mais toujours regarder l’avenir. »
La dernière touche à ce portrait kaléidoscopique du grand couturier est apportée par Sacha Walckhoff, designer et directeur artistique de la maison Christian Lacroix : « Adoubé par Jean Cocteau aux premiers jours de sa vie parisienne, Pierre Cardin est de ces rares et talentueux touche-à-tout dont Paris peine à reconnaître le génie, peut-être parce qu’il est universel avant d’être français. J’ai toujours été fasciné par cet homme qui inventa le lifestyle bien avant qu’on crée le mot. Si Gabrielle Chanel et Yves Saint Laurent imaginèrent le vestiaire du XXe s., Pierre Cardin, incroyablement libre et visionnaire, montra que c’est notre existence même, dans tous ses aspects, qu’un designer pouvait réinventer. »
Alors, à quand une grande rétrospective Pierre Cardin au Palais Galliera ou au Musée des Arts Décoratifs ?