|
|
Le directeur de la création de la maison Christian Lacroix nous a accueilli chez lui, dans le Xe arrondissement parisien. L’occasion de parler de sa carrière, de son goût pour les antagonismes et de sa relation avec le grand couturier, qui a quitté le groupe en 2010.
Aïssata
Haïdara
Lorsque Sacha Walckhoff nous accueille dans son salon parisien, il n’a plus grand-chose du luxueux cabinet de curiosité qu’il était. L’appartement est « en mutation », presque vide. Notre hôte est en train d’en réinventer toute la déco, comme il le fait souvent. Cette humeur changeante, guidée par l’instinct, n’a d’égal que sa fidélité envers son employeur de toujours. Le Directeur de la création de Christian Lacroix vient de fêter ses 30 ans de maison.
Quand il rencontre Christian Lacroix, en 1992, sa griffe est encore jeune mais s’est déjà taillé une solide réputation en mâtinant ses collections de motifs hispanisants : gitanes, jupes à pois, éventails et fer forgé. Le couturier star et le jeune trentenaire évoquent leurs visions respectives de la patrie de Cervantes. Celle de Lacroix est imprégnée des récits autobiographiques, même si romancés, que Jean Genet situe dans les bas-fonds du Barcelone des années 30. Celle de Walckhoff est à la fois plus intime et plus concrète, moins fantasmée : il y a passé les premiers mois de sa vie et y retourne dès qu’il peut. La conversation dure une heure, au terme de laquelle Sacha Walckhoff est engagé au sein de la maison comme designer.
Lorsqu’ils se rencontrent, Christian Lacroix et Sacha Walckhoff parlent de l’Espagne et de Jean Genet. Une heure plus tard, le jeune designer est embauché. @Aïssata Haïdara
Accords et désaccords
Le temps a filé, voilà dix ans que les deux hommes ne se parlent plus. Que s’est-il passé pour qu’après deux décennies d’une collaboration fusionnelle, leurs liens se rompent ? Pour le comprendre, il faut s’intéresser à la nature de ces liens. Artiste envoûtant, charmeur et habité, Christian Lacroix est un être volcanique, dont le tempérament et les extravagances lui valent au mieux l’incompréhension des directeurs qui se succèdent à la tête de la maison, au pire leur hostilité. Sacha Walckhoff va rapidement s’imposer comme un médiateur entre le créateur et ces hommes d’affaires. Il a la confiance de Christian Lacroix, qui apprécie sa franchise – il est le seul, au sein de l’aréopage de courtisans qui entoure le couturier, à « oser lui dire les choses », même quand elles ne sont pas agréables à entendre. Mais il a aussi celle des financiers du groupe, qu’il rassure par son calme, sa façon de soupeser chaque mot, son sens du compromis – son « côté suisse », s’amuse-t-il.
Artiste envoûtant, charmeur et habité, Christian Lacroix est un être volcanique. @Aïssata Haïdara
En 2009, la maison Christian Lacroix est au plus mal. La crise de 2008 l’a éprouvée, elle paie ses errances en matière de positionnement marketing. Le groupe américain Falic, propriétaire de la marque, la déclare en cessation de paiement et décide de suspendre les lignes de prêt-à-porter et de haute couture, pour se recentrer sur la décoration d’intérieur haut de gamme (tissus d’ameublement, papiers peints, accessoires, etc.) Quand, après le départ volontaire de Christian Lacroix, en janvier 2010, Sacha Walckhoff est nommé Directeur de la création à sa place, cela fait déjà 6 mois que les deux hommes s’évitent. La rupture entre l’élève et le maitre est consommée. Sacha est dévasté, nous confie avoir mis deux ans à s’en remettre.
La dernière fois qu’ils se sont croisés, c’était devant une galerie d’art parisienne, il y a quelques années. Sacha est alors accompagné de son mari, perruquier pour le théâtre et le cinéma, que Christian connait pour avoir déjà travaillé avec lui. Le couturier les aperçoit, s’approche du compagnon de son ancien disciple, l’embrasse « comme du bon pain », puis se raidit, tourne le dos à Sacha et entre dans la galerie sans lui adresser un regard. La scène a tout du pantomime. Sacha Walckhoff préfère en rire. Avec le temps, sa déception et son ressentiment se sont estompés. Sa reconnaissance envers l’homme qui l’a pris sous son aile et son admiration pour l’artiste, elles, sont restées intactes.
Mondanités
Christian Lacroix n’est pas le seul, ni le premier à avoir contribué à l’ascension sociale de ce fils d’une enseignante française exerçant à Lausanne et d’un père béninois qu’il n’a vu qu’une fois, à Cotonou, lors d’un voyage d’une semaine. Alors qu’il effectue son service militaire en Suisse, il se lie d’amitié avec un garçon de son âge, qui l’invite le weekend dans la demeure de sa grand-mère. Celle-ci n’est autre que la fille d’Édouard Marcel Sandoz, célèbre sculpteur animalier de la première moitié du XXe siècle. La vieille dame se prend d’affection pour le jeune Sacha, lui montre l’atelier de son père où, parmi les Renoir et les Rodin, il repère un dessin d’un illustrateur et styliste de mode : « Mais vous avez un Drian ! » Madame Sandoz s’amuse de cet éblouissement très sélectif, lui demande s’il s’intéresse à la mode. Oui, il s’y intéresse. Elle appelle son ami Louis Féraud, couturier et artiste français de renom. Une rencontre est organisée à Paris. Sacha Walckhoff a 19 ans.
Une autre anecdote montre bien la tendresse de la fille d’Édouard Marcel Sandoz pour son jeune protégé. Un jour, alors qu’une vingtaine de convives est attablée chez elle, Sacha se voit servir une pêche, que les bonnes manières commandent de déguster avec une fourchette et un couteau. Devinant, de l’autre bout de la table, l’embarras de son jeune ami, Madame Sandoz s’écrie : « Au diable les couverts », avant de croquer le fruit à pleines dents. Imitant pour nous l’héritière de la famille Sandoz, aujourd’hui décédée, Sacha Walckhoff a placé tout ce qu’il avait d’emphase et d’aristocratie dans sa voix. Il rit et nous rions avec lui. Ses yeux, eux, sont embués.
Les codes de la bonne société, Sacha Walckhoff les a-t-il acquis au fils des ans ? A n’en pas douter, mais ce qui frappe d’abord chez lui c’est son humilité. Quand on lui demande à quoi il doit son extraordinaire réussite, il invoque la chance. Il faut lui suggérer que peut-être, tout de même, une dose de talent n’y est pas étrangère, pour qu’il murmure du bout des lèvres : « Oui c’est possible, quand je regarde mes carnets de croquis de l’époque, je trouve ça vraiment pas mal. Oui, je crois que je m’embaucherais ».
Très jeune, Sacha Walckhoff noircit déjà des carnets de crobards, comme il appelle ses croquis de mode. @Aïssata Haïdara
Antagonismes
Ayant tiré un trait sur la mode, milieu peuplé de créatures vénéneuses, Sacha Walckhoff se consacre désormais au design et à la décoration. Pour son employeur ou pour son plaisir, il dessine des papiers peints, des paravents, des vases, des céramiques, en y apportant ses multiples influences et en se plaisant à réunir les antagonismes. A sa façon unique de marier le chaud et le froid, le brut et le délicat, l’ombre et la lumière, la maison Christian Lacroix doit sa renaissance, loin des podiums.
Le salon de Sacha Walckhoff n’est pas tout à fait vide. Près de nous, un fauteuil cubique au dossier en acier noir irisé, chauffé à la flamme, à l’assise moelleuse tapissée de fourrure bleue. Il l’a fait réaliser par la ferronnerie d’art Pouenat pour la galerie Gosserez, se souvient être passé durant le processus de fabrication et avoir été frappé par l’image de ces forgerons en sueur façonnant de leur mains calleuses un objet d’une délicatesse absolue. Son style tient dans cet oxymore : le raffinement et la brutalité. Le raffinement malgré la brutalité.
Près de nous, un fauteuil cubique au dossier en acier noir irisé, chauffé à la flamme, à l’assise moelleuse tapissée de fourrure bleue, dessiné par Sacha Walckhoff (détail). @Aïssata Haïdara
Avant de partir, nous aimerions savoir ce que signifie le mot « luxe » pour lui ? Il hésite, admet avoir évolué sur le sujet. Il y a quelques années, il ne jurait que par les sacs Hermès, aujourd’hui il n’hésite pas à sortir un simple tote bag sur l’épaule. Le luxe ? « Une terrasse avec vue. » Pour la vue on ne sait pas, mais Sacha Walckhoff a incontestablement, lui aussi, ce qu’il a toujours admiré chez Christian Lacroix : un œil.
Sacha Walckhoff chez lui, avril 2023. @Aïssata Haïdara
AS.