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Que peut le luxe pour la Terre ?
Résultats mesurables, innovations disruptives, transparence radicale, transformation évolutive : pour 2020, les attentes sont fortes envers l’univers du luxe et les secteurs apparentés*.
On demande au secteur du luxe d’être exemplaire et précurseur. Si les volumes concernés sont, certes, moins importants (en France, 2 000 tonnes de produits d’habillement de luxe contre 640 000 tonnes pour le reste d’après Pascal Morand, de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode), les signaux qu’envoie cet univers sont imités chez les autres industries.
Dans cette tempête, qu’on annonce schumpeterienne, mêlant héritage à innovation, créativité à sobriété, chacune des étapes de la vie d’un produit recèle de nombreux défis et autant d’opportunités pour les plus audacieux ou les grands. Avec le risque de tout perdre pour ceux qui ne suivraient pas. D’ailleurs, les autres enseignes pressent la marche et élèvent le niveau de jeu de l’entrée de gamme : un bond en 2020 de 8% à 26% de marques de prêt-à-porter engagées dans une démarche responsable par rapport à 2019.
Héritage, créativité, innovation. Où va le rêve ?
La plupart des initiatives évoquées relèvent de l’écoconception, c’est-à-dire l’amélioration des processus de production et distribution en début de cycle. Le secteur commence à peine à se saisir des étapes de fin de vie de ses produits et, même en début de cycle, beaucoup reste à faire.
Outre la diffusion à large échelle des expérimentations, la traçabilité tout au long de la chaîne productive pose encore difficulté. De même, les consommateurs – noyés ou privés, au choix, de données écologiques – manquent de lisibilité. Pour y remédier, on envisage des labellisations et certifications harmonisées, la « blockchain » ou des puces miniatures.
A gérer également, la rareté subie, avec une concurrence accrue pour l’approvisionnement en matières de qualité. Dans ce contexte, il faudra savoir entretenir le désir pour des articles conçus, non plus seulement à partir de matières naturelles bio ou organiques, mais de matières non-nobles, recyclées ou déjà portés. Dans le même temps, la sobriété (choisie) pourrait-elle se généraliser ? Au moins pour une saison, le courant minimaliste l’aura rendue « hype » jusqu’à Los Angeles chez le couple West-Kardashian. Plus près d’ici, les français ont été 42% à dé-consommer en 2019 dans le secteur de l’habillement, tous segments confondus, dont la moitié volontairement.
Certains devisent déjà sur le retour d’un certain luxe à ses sources, avec un alignement des qualités intrinsèques des produits et arguments « marketing ». Un retour à son essence même de chose rare faite fétiche, précieuse, de qualité, intemporelle, qui forgerait une silhouette ou un style, et dont l’histoire s’entrelaçait jadis avec l’art et le sacré. Le luxe par delà les modes. Donc durable et « qui se répare » (Jean-Louis Dumas, Hermès).
Dans quelle mesure cependant le modèle « hyperluxe » des sacs Birkin et Kelly (Hermès) – produits sur commande et qui, d’occasion, s’arrachent dans les maisons de vente – est-il réplicable ailleurs ? Au cœur de ce modèle, le savoir-faire artisanal et l’ancrage fort sur le territoire, de Hermès comme de Louis Vuitton, avec une quinzaine de manufactures chacun en France (en discrète augmentation depuis deux ans). Un essor qui touche également tout un écosystème d’ateliers autour du luxe. 10 000 emplois directs par an sont à pourvoir sur les cinq prochaines années. Qu’en est-il donc pour le segment central du luxe, le luxe abordable ? Peut-on demander au luxe de cesser d’être démocratique, à l’heure où nous exigeons une montée en gamme au bas de l’échelle ? Peut-il seulement se le permettre ?
Actions vertes à tous les étages du luxe
De nouveaux modèles économiques émergent pour insuffler de la valeur aux produits par leur réemploi, lorsque leur premier propriétaire l’épuise ou s’en lasse. Pour les cosmétiques et parfums, la recharge en magasin permet de prolonger l’expérience du client, de le fidéliser. De même que proposer des prestations d’entretien et réparation, comme chez Hermès et Loewe. Porter du « vintage » n’est plus stigmatisant en société.
Alors que les acteurs du luxe hésitent sur la coexistence des marchés neufs et d’occasion, les plate-formes de vente d’articles « pre-loved » se félicitent d’une croissance du luxe d’occasion de 12% par an. Un marché qu’elles estiment à 36 milliards de dollars en 2021. Outre leurs vertus écologiques (seulement en cas de basse empreinte du trafic et d’absence d’effet rebond sur le neuf), les plate-formes soulignent le pont qu’elles font avec la clientèle potentielle, jeune ou aspirationnelle, des maisons de luxe. Ces dernières rechignent encore à collaborer. La seconde-main empiète-t-elle vraiment sur la fonction du luxe abordable ? Pourrait-elle prendre en partie sa relève ? Les anglo-saxons Stella McCartney et Burberry devancent-ils encore la tendance en collaborant avec le site TheRealReal ?
A la clef de ce négoce, les marges sur les ventes successives, en sus de capter et connaître cette autre clientèle. Ainsi, J.M. Weston et Ba&sh s’attachent à prendre la tête du marché d’occasion généré par leurs pièces (avec toutes les garanties authenticité), comme les américains Mark Cross, Levi’s ou Patagonia. «Devient la marche de l’autre» proclame Weston en reprenant à sa sauce la campagne de Patek Philippe («Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures»). A.P.C. pour sa part rappelle ses pièces contre des avoirs afin de les écouler dans un réseau de boutiques solidaires.
Petit dernier
La filière recyclage du textile et du cuir, enfin, fait office de parent pauvre et délaissé. Contrairement aux emballages, bouteilles et flacons, aux métaux, pour lesquels existent des traitements plus efficaces, moins de 1% du textile est recyclé en France (hors « surcyclage » et avec une qualité suffisante pour ne pas finir en chiffons, rembourrage ou isolant).
Une bonne dose d’innovation est requise, comme le relève le contrat signé par la Filière et le gouvernement français en janvier 2019. De nouveaux acteurs se profilent déjà : Evrnu, basée à Seattle, pour le recyclage de la la fibre de coton ; le japonais Jeplan, pour les tissus mixtes comme le coton-polyester. Les new-yorkais Thousand Fell mettent le circulaire au cœur de leur identité de marque. Ils conçoivent leurs baskets avec des matières recyclées, recyclables et bio-dégradables. Ils les récupèrent après usage pour gérer leur réinsertion dans la chaîne de valeur.
Les fleurons français du secteur et « outsiders » dynamiques sauront-ils, avec profit, jouer leurs atouts ? Entre quête essentialiste et recherche d’équilibre financier, on souhaite à l’univers du luxe de prendre résolument, en 2020, le pari de la décarbonation, de la dépollution, de l’économie circulaire et de la déconsommation.
Champagne !
*Pulse of Fashion, 2019, GFA-BCG-Sustainable Apparel Coalition ; The State of Fashion, 2019, McKinsey-BOF