|
|
Profitant de la fonte accélérée des glaces du grand Nord, de plus en plus de croisiéristes proposent à leurs riches clients des voyages tout confort aux confins de « l’extrême ». Un essor qui n’est pas sans risque pour les passagers, parfois obligés de rebrousser chemin, et surtout pour ces derniers territoires encore préservés de l’activité et de la pollution humaines.
Quand la croisière ne s’amuse plus du tout. Partis les 20 et 27 août derniers de Kangerlussuak, au Groenland, les deux navires de croisière de la compagnie française Ponant et leurs 500 passagers ont dû rebrousser chemin le 3 septembre. Alors qu’ils étaient déjà bien engagés dans les chenaux du grand nord canadien, le Boréal et le Soléal ne pouvaient tout simplement plus lutter contre la glace de l’Arctique. « Les autorités canadiennes nous ont informés que le passage était bloqué au niveau du détroit de Bellot ; même avec un brise-glace, ça ne passe pas », s’est justifiée la compagnie auprès du site Mer et Marine.
« Aux confins des terres extrêmes, là où la banquise se fragmente, (…) nos navires trouvent leur route pour offrir au voyageur un univers hors du temps, un désert polaire fait de glace et d’eau », promettait pourtant la Compagnie du Ponant à ses clients fortunés, payant leur droit à vivre « des moments rares et uniques, des rêves ‘d’ailleurs’ aux confins de terres oubliées » jusqu’à plus de 17 000 euros l’expédition. Las, les deux navires de 122 et 142 mètres de long ont dû faire demi-tour, et repartir à vide vers leurs prochaines destinations, en Polynésie et en Amérique latine.
La compagnie du Ponant, fleuron français des croisières de luxe
Fondée en 1988 par Jean-Emmanuel Sauvée, la Compagnie du Ponant se place d’emblée sur le segment des croisières de luxe, en forte croissance auprès d’une clientèle internationale, tout comme le secteur des super-yachts. Basé à Marseille, Ponant se positionne sur des itinéraires d’exception, tout en proposant à ses clients des prestations hôtelières dignes de palaces, à bord de navires à taille humaine – tout le contraire, donc, des méga-paquebots transportant des milliers de touristes le long d’itinéraires ultra-balisés.
Et le succès semble au rendez-vous : en 2015, la compagnie française a transporté quelque 30 000 passagers, pour un chiffre d’affaires de plus de 140 millions d’euros. Un succès, « symbole du raffinement et de l’art de vivre à la française », selon le site Internet de la compagnie, qui aiguise rapidement l’appétit d’investisseurs avisés. La même année, Ponant passe donc sous la bannière du groupe Artémis, la holding présidée par François Pinault, qui contrôle également le mastodonte du luxe Kering. Un deal au montant secret, mais estimé à 400 millions d’euros par l’agence Bloomberg. Un bon moyen, surtout, de renforcer le portefeuille du groupe de luxe dans un secteur stratégique et en pleine expansion.
« Tourisme tragique »
« Le secteur de la croisière haut de gamme est en croissance soutenue depuis plusieurs années, se félicite à l’occasion de cette acquisition le groupe Artémis. L’activité est portée par l’intérêt grandissant de la clientèle internationale, particulièrement en Amérique du Nord et dans la zone Asie-Pacifique ». De fait, au niveau mondial, le nombre de passagers a augmenté de 68% au cours des dernières années. Une explosion qui pose question.
En effet, si ces « aventuriers de l’extrême » peuvent désormais admirer des paysages glacés, des animaux sauvages et des populations autochtones que seuls quelques scientifiques avaient jusqu’alors approchés, ce n’est qu’en raison du dérèglement climatique et de la fonte anormale des glaces qui s’en suit. En d’autres termes, si ces passages gelés sont aujourd’hui navigables, c’est parce que la banquise fond plus tôt dans l’année et qu’elle se reforme plus tard.
Aux difficiles conditions météorologiques et à la complexité des secours sur place s’ajoute encore ce paradoxe selon lequel ces croisiéristes d’un nouveau genre découvrent une nature « préservée », tout en participant à sa destruction… Pour l’ONG Greenpeace, citée par le journal Le Monde, il s’agit là d’un « tourisme tragique », les bateaux de croisière étant de forts consommateurs de carburants fossiles, dangereux pour l’environnement. Les populations locales d’Inuits sont, elles aussi, en première ligne devant ses désagréments. Les pêcheurs se plaignent de plus en plus régulièrement de la pollution marine, à l’instar de cet homme interrogé par Radio-Canada : « C’est extrêmement nocif. Ces bateaux et leurs eaux usées contiennent toutes les substances de nettoyage. Ce sont des produits très toxiques ».
La prise de conscience des industriels de la croisière ne date pourtant pas d’hier. En 2016, le Crystal Serenity avait déjà embarqué quelque 1 700 voyageurs dans une inédite traversée de l’Arctique. « Un voyage historique, qui marque l’ouverture d’une des dernières frontières de la Terre », avait écrit à cette occasion le journaliste Will Oremus dans Slate, qui complétait cependant : « C’est aussi une abomination – un énorme consommateur de diesel, déverseur de déchets, destructeur de banquise, bras d’honneur à ce qu’il reste de la planète ».
Du côté de Ponant, on reconnaît que « la pollution en Arctique est un problème majeur » et on affirme que « la protection de la nature est dans l’ADN de notre compagnie », grâce notamment à l’utilisation de matériaux respectueux de l’environnement et à un traitement des eaux grises « à la pointe de la technologie ». Un geste suffisant pour éteindre la polémique ?