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Cet entretien a été réalisé en amont de « L’ethnologie va vous surprendre ! ». À l’occasion de cet événément, organisé par le musée du Quai Branly, Marc Abélès, directeur de recherche à l’EHESS, propose une conférence sur le luxe dans le monde global, une thématique qu’il explore avec Léa Barreau Tran, spécialiste du commerce informel et la mondialisation, pour The Conversation France.
L.B : Le luxe et la globalisation représente un sacré mélange ! Il est assez inhabituel de les penser en corrélation. Le luxe est un objet « illégitime » de l’anthropologie, on pourrait croire que c’est un phénomène qui ne mériterait pas l’attention des anthropologues. Marc Abélès, vous proposez de repenser cette thématique en faisant une anthropologie globale du luxe, pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
M.À. : Le luxe est un phénomène universel, présent dans les sociétés les plus éloignées dans l’espace et dans le temps comme dans les nôtres. Les formes qu’il revêt sont multiples, selon les cultures et les histoires singulières des groupes étudiés. L’un des pionniers de l’anthropologie, Malinowski mettait déjà au centre de ses recherches ethnographiques sur le phénomène de la kula dans les îles Trobriand la circulation des biens précieux (colliers et bracelets d’apparat) qu’il comparait aux bijoux des grandes familles européennes.
Il s’attachait notamment à restituer la signification de ces objets de prestige, les enjeux symboliques et politiques qui caractérisent leur circulation. Dans un autre contexte le potlatch constitue une autre référence bien connue des anthropologues : dépense somptuaire, rivalité dans la magnificence, consommation de richesse. Il a donné matière à une littérature considérable.
Je propose de prolonger ces approches soucieuses des enjeux politiques, symboliques et économiques de toute forme d’échange, en reprenant la question de la circulation des biens de luxe, mais dans un contexte bien différent de celui qu’abordait l’anthropologie classique. Aujourd’hui le commerce du luxe a pris une dimension planétaire et représente un aspect non négligeable de l’économie mondiale. En effet, à la fin du XXe siècle, le luxe comme d’autres secteurs de l’économie a connu un double processus de concentration et de financiarisation. C’est l’un des rares secteurs en croissance dans l’économie française où il représente avec l’armement et l’aéronautique la part principale de nos exportations. Dans ces conditions, je ne vois pas en quoi le luxe serait un objet « illégitime ».
Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi les sciences sociales ont tant besoin d’attribuer des brevets de légitimité. Saviez-vous que Pierre Bourdieu, le sociologue bien connu de La Misère du monde inaugura sa revue Actes de la recherche en sciences sociales par un grand article consacré à la mode ?
L.B. : Vous avez longtemps travaillé sur l’anthropologie de la globalisation. Aujourd’hui, vous vous intéressez particulièrement à la Chine qui est un consommateur très friand de produits de luxe et l’un des principaux producteurs de contrefaçons. L’importance de l’acteur chinois et les questions de l’authenticité des marchandises ont-elles bousculé la définition et la nature même du luxe dans le monde global ?
M.À. : En réalité la Chine a fait un véritable effort dans le sens d’une régulation qui ne vise pas à éradiquer la contrefaçon, ce qui serait tout simplement impossible, mais à en limiter les excès – par exemple on a fermé en 2006, l’un des hauts lieux de la contrefaçon, le marché de Xiangyang Road à Shanghai.
Cela dit, l’une des caractéristiques du luxe, c’est, de susciter comme en contrepoint, l’imitation, et cette dialectique du « fake » et de l’authentique participe à la valorisation des produits.
L.B : La globalisation du marché du luxe touche également l’art contemporain. D’un côté elle amplifie les mouvements transnationaux d’artistes permettant un accroissement de la diffusion mais, de l’autre, cela renforce la spéculation dans le marché de l’art. En tant qu’anthropologue, comment avez-vous observé ces phénomènes concrètement ?
M.À : Il y a une très forte imbrication entre le commerce du luxe et le marché de l’art contemporain. La plupart des firmes de luxe associent des artistes à leur production, créent des fondations qui font la part belle à l’art contemporain, et, pour certaines, contrôlent les maisons d’enchères. Le luxe est devenu une industrie globale, il est en permanence menacé par l’uniformisation, par la banalisation. L’enjeu essentiel est de donner au public l’image d’un extraordinaire raffinement en associant ce qu’il y a de plus valorisé aujourd’hui dans l’art et la marque.
En enquêtant sur la foire d’art contemporain Art Basel Miami Beach, j’ai pu observer qu’elle n’était pas seulement un événement destiné principalement aux collectionneurs, mais aussi l’occasion pour les maisons de luxe de mettre en valeur leurs produits. Il ne suffit pas d’observer de l’intérieur ce genre d’événements, il faut appréhender leurs répercussions dans la ville, la manière aussi dont ils articulent des publics de riches privilégiés et un public avide des signes de la culture.
L.B. : L’anthropologie globale du luxe soulève de nombreux enjeux politiques et reflète les transformations du capitalisme contemporain, comment souhaitez-vous contribuer à ces débats sans entrer dans un jugement normatif sur les aspects positifs et négatifs de la globalisation ?
On ne peut séparer les évolutions qui affectent l’industrie et le commerce du luxe des mouvements généraux du capitalisme. L’anthropologie présente un point de vue multidimensionnel en traitant le luxe comme un fait social total. En ce qui concerne le normatif, à mon sens, au lieu d’associer comme on le fait le luxe à la richesse, au risque d’adopter une attitude de dénonciation (en témoigne toute la littérature moralisante qui circule sur ce thème depuis l’Antiquité), il faudrait se souvenir que les Communards en 1871 ont publié un Manifeste où ils exaltaient le luxe en se donnant pour objectif de donner au peuple les moyens d’y accéder.
Après tout, le droit au luxe pourrait constituer une revendication raisonnable. Pas plus que le luxe n’est un objet illégitime pour les sciences sociales, il ne constitue un domaine interdit par essence au simple citoyen.
Léa Barreau Tran, Chercheure associée à Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences Po Bordeaux, Sciences Po Bordeaux et Marc Abélés, Directeur de recherches, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.