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Guillaume de Sardes : Alors que l’industrie française décline depuis des décennies, quelques branches conservent un vrai dynamisme avec de grandes entreprises de rayonnement mondial. C’est le cas du luxe, trois des dix plus grands groupes mondiaux étant français : LVMH, numéro un, Kering et L’Oréal. Or ce secteur doit faire face à un phénomène qui prend sans cesse plus d’ampleur : la contrefaçon. Dans le seul secteur du prêt-à-porter et des accessoires, le manque à gagner s’élèverait en France à 3,5 milliards d’euros et s’accompagnerait d’une perte de 25.000 emplois directs. Ce constat est d’autant plus alarmant que la contrefaçon se développe très rapidement, favorisée par la croissance des ventes en ligne. Les produits contrefaits sont plus difficiles à repérer sur internet et leur saisie presque impossible à l’étranger, compte tenu du manque de zèle des pays contrefacteurs, au premier rang desquels la Chine. Pensez-vous que des solutions efficaces puissent être trouvées au niveau national et européen ? Lesquelles ?
Emmanuel Lenain : La contrefaçon est un fléau mais je fais partie des optimistes. Les pays contrefacteurs vont lutter plus rapidement et plus efficacement qu’on ne le croit contre le phénomène. Pourquoi ? Parce que c’est leur intérêt. Aucun pays n’agit si ce n’est son intérêt. À mesure qu’ils monteront l’échelle de la valeur ajoutée, deviendront des économies de création, ces pays chercheront eux aussi à protéger leurs créateurs. Cela commencera dans certains secteurs, ceux-là même où l’innovation nationale se développe, mais cela gagnera l’ensemble de l’économie. Dans le domaine du cinéma par exemple, nos producteurs se plaignent à juste titre que d’innombrables copies de leurs films circulent en Chine, mais imaginez maintenant la situation d’un producteur de ce pays : le piratage ne lui fait pas perdre un supplément de recettes à l’export, elle lui coupe les ailes sur son marché national et prive son film de toute perspective de rentabilité.
C’est une évolution historique certaine. Replongez-vous dans l’histoire économique : vous verrez comment au début du XXe siècle les Européens accusaient les Américains d’inonder leurs marchés de produits contrefaits. Aujourd’hui les États-Unis sont les champions de la lutte contre ces maux !
En attendant, nous devons bien entendu mobiliser tous les instruments disponibles pour lutter contre la contrefaçon, notamment par des démarches gouvernementales pour inciter les pays contrefacteurs à agir plus sérieusement, des négociations avec les grandes plateformes internet, le déploiement d’équipes d’enquêteurs pour appuyer celles des pays concernés et une mise en œuvre systématiques de procédures judiciaires.
GS : En 1977, une loi fédérale, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), est promulgée pour lutter contre la corruption et permettre une juste concurrence mondiale. Cette loi s’est vu donner une portée extraterritoriale via la définition des facteurs entraînant son entrée en vigueur : il suffit qu’une entreprise étrangère ou une de ses filiales soit cotée aux États-Unis, utilise la monnaie américaine ou réponde à un appel d’offre la mettant en concurrence avec une entreprise américaine pour qu’elle dépende ipso facto du droit américain ! Ces critères sont si larges que presque n’importe quelle multinationale se retrouve menacée par le FCPA. Un des bons connaisseurs de cette question, Pierre Lellouche, fondateur de l’IFRI (Institut français des relations internationales), ancien ministre du Commerce extérieur et ancien président d’une mission d’information parlementaire sur l’extraterritorialité de la législation américaine, déclare à ce sujet : « Au fil de mon travail à la commission des Affaires étrangères, j’ai découvert la puissance du rouleau compresseur normatif américain qui revêt la forme d’un véritable impérialisme juridique et économique. (…) Cette extraterritorialité de la justice américaine a coûté plus de 10 milliards de dollars aux entreprises françaises ces dernières années. » (Entretien du 5 juin 2016 dans L’Opinion). Pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur cette question ?
EL : L’application de sanctions à portée extraterritoriale, pratique qui rappelons-le est totalement illégale au regard du droit international, est choquante. Au nom de quoi un pays étranger nous impose-t-il sa loi et ses juridictions ? L’Europe cherche actuellement à se doter des moyens de limiter les effets sur ses entreprises. C’est un chantier compliqué compte tenu de l’imbrication des chaînes de valeur et de la place prépondérante du dollar dans le financement de l’économie mondiale. Cela passe par des instruments pour limiter les effets de ces réglementations : ce sont les fameuses lois de blocage. Cela nécessite aussi de se doter des moyens de faire le ménage chez nous, avec une structure dédiée – un « OFAC européen » – et de réels moyens d’investigation. Le Parquet national financier ne compte actuellement que 23 magistrats. Leurs alter ego américains, financés sur le produit des amendes, sont plus de dix fois plus nombreux.
GS : Récemment plusieurs grandes entreprises françaises et allemandes positionnées sur des secteurs stratégiques ont été lourdement sanctionnées : amende de 8,9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas, de 7,2 milliards de dollars à la Deutsche Bank, de 15 milliards de dollars à Volkswagen. Pensez-vous que les entreprises du luxe soient également menacées par le FCPA ?
EL : Les entreprises du luxe et plus généralement celles qui sont présentes sur les marchés de consommation sont a priori moins menacées. Cela ne les exonère pas d’une nécessaire vigilance sur le respect de règles de conformité.
GS : Quelles autres menaces, directes ou indirectes, vous paraissent peser sur les grands groupes français du luxe ? Comment y remédier ?
EL : Face à une demande croissante de la part des nouveaux consommateurs des pays émergents, le principal défi pour ces superbes groupes bâtis sur des décennies voire des siècles sera de savoir résister à la facilité pour ne pas se banaliser. Il leur faudra conserver cette part de rêve qui fait leur essence. Elles devront pour cela renoncer à certaines sollicitations afin de rester rares et exclusives. Elles devront prendre le parti d’éduquer ces nouvelles générations de consommateurs plutôt que de chercher à satisfaire des appétits de consommation immédiats.