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Les nouveaux outils numériques ne doivent pas prendre le pas mais accompagner l’expérience client en magasin. Pour Baptiste Bouygues, seules l’émotion humaine et l’émotion artistique sont à même de sublimer l’expérience du luxe.
Notre première expérience du luxe… Pour chacun d’entre nous, elle est différente. La mienne remonte à ma plus tendre enfance. Non que j’ai appartenu à une famille particulièrement riche, mais mon grand-père avait tenu à s’offrir une paire de souliers de la célèbre maison Berluti.
Un matin, il a tenu à ce que je l’accompagne dans la boutique Berluti, sise rue Marbeuf, à Paris (en photo). Il s’agissait alors, si ma mémoire est bonne, du seul magasin parisien du bottier de luxe, fondé en 1895 par Alessandro Berluti. Mon grand-père souhaitait y faire raviver la « patine » de ses souliers, cette marque de fabrique si caractéristique qui donne aux chaussures cet inimitable aspect mordoré. Un service offert à vie par l’enseigne à ses clients, et dont mon grand-père profitait une fois par an.
En poussant la porte de la boutique, ma surprise fut immense. L’endroit, où chaque détail était soigné, avait tout d’un musée. Ces souliers rutilants comme autant d’œuvres d’art, cette odeur chaude de cuir, cette atmosphère feutrée, digne d’un véritable cabinet de curiosités…
Mais ce n’est pas la boutique elle-même qui a le plus impressionné l’enfant que j’étais. Dès le palier franchi, un vendeur s’est approché de mon grand-père : « Bienvenu monsieur Allain. C’est un plaisir de vous revoir. Comment allez-vous ? Je vois que vous êtes accompagné de votre petit-fils. Qu’il vous ressemble ! ».
Dans les yeux de mon grand-père, je crois avoir décelé de la fierté.
Bien qu’il n’ait acheté qu’une paire de souliers Berluti depuis trois ans, et qu’il ne profitait du service de patine que très occasionnellement, dans cette boutique, on se rappelait de lui. On l’appelait par son nom. On l’estimait, au même titre que n’importe quel client plus régulier.
Et si mon papi avait témoigné d’un intérêt prononcé pour le savoir-faire inégalé de ces artisans, nul doute qu’Olga Berluti, qui a repris en 1970 les rênes de l’enseigne familiale, serait descendue en personne de ses bureaux, pour raconter l’histoire de la marque dont elle perpétuait l’héritage.
L’échange, l’émotion, l’humanité entretenues dans ce lieu semblaient rendre mon grand-père encore plus heureux que le simple fait de posséder une paire de souliers d’exception. Cette émotion provenait, à part égale, des produits et de l’authenticité d’un lien commercial personnalisé à l’extrême. Du « sur-mesure », dans le sens le plus noble du terme.
Le digital remet en question l’expérience en boutique
Les temps, depuis, ont changé. Entretenir une relation personnalisée, presque exclusive, était chose relativement aisée pour une marque qui ne comptait que quelques points de vente. Quand bien même une enseigne possédait une boutique à Paris et une autre à New York, rien n’était plus simple pour un vendeur parisien, ayant appris que son client attitré se rendait aux États-Unis, que de prévenir ses homologues américains de sa possible visite, et de les renseigner sur ses goûts, ses mesures et sa boisson favorite pour le faire patienter pendant l’essayage.
Aujourd’hui, les enseignes de luxe sont présentes aux quatre coins de la planète, sur tous les continents. Avec quarante, cinquante et parfois davantage de boutiques, comment faire perdurer cette relation de personne à personne ? Qui plus est, les marques ont démultiplié les points de contact avec leurs clients. Site Internet, plateforme de commande en ligne, présence sur les réseaux sociaux… Les interfaces de communications sont désormais illimitées. Ce qui apparaît, de prime abord, comme une bonne nouvelle, complexifie singulièrement le travail de personnalisation des vendeurs. In fine, c’est la cohérence de la relation client de la marque qui est menacée.
Ces évolutions changent la donne. D’abord, la fréquentation des boutiques, lieus par excellence de l’expérience client, est en baisse. Pas parce que les clients actuels ne recherchent plus une expérience personnalisée, mais parce qu’ils la trouve sur d’autres supports, en ligne notamment, ou lors de concerts ou d’expositions. Alors que le rythme de nos vies personnelles et professionnelles s’accélère, ces événements représentent aujourd’hui une opportunité souvent préférable à celle de se rendre dans un magasin. C’est là le défi auquel sont confrontées les boutiques de luxe : faire en sorte que l’expérience qu’elles proposent équivaille à ces autres distractions.
Certaines marques l’ont bien compris. Aux États-Unis, dans les magasins d’une célèbre chaîne dédiée aux équipements sportifs, les clients peuvent tester l’isolation de leurs vêtements de montagne dans une sorte de « frigo géant ». Toujours outre-Atlantique, ceux d’une chaîne d’électroménager sont accueillis dans des cuisines grandeur nature, où les attendent des chefs prêts à faire la démonstration de la qualité des équipements proposés en les invitant à cuisiner avec eux.
Bien évidemment, les problématiques des grandes marques de luxe ne sont pas comparables à celles des chaînes de magasins destinées à un public plus large, mais elles sont confrontées aux mêmes enjeux. La stratégie doit néanmoins être différente.
Émotion humaine, émotion artistique
La révolution numérique a mis à la disposition des marques de puissants outils CRM (Customer Relationship Management). Désormais, quand un client entre en boutique, les vendeurs savent automatiquement quels produits il a achetés en ligne, quels sites il a consultés, etc. Une intrusion qui, de la part de clients habitués à une certaine discrétion, peut s’avérer contre-productive. De plus, bien souvent, la relation humaine cède le pas au tout-digital. Envoyer un SMS au client se rendant en Chine pour l’informer des produits ou promotions qu’il pourra retrouver dans la boutique de Shanghai ne suffit pas.
Sans renoncer aux opportunités créées par le numérique, les enseignes de luxe doivent s’attacher à réinventer une relation humaine. La communication de chaque magasin doit être « insularisée », c’est-à-dire qu’elle doit être singulière. L’expérience client ne doit pas être rigoureusement la même à New York, Londres ou Dubaï. Si cela semble relativement intuitif, il s’agit, en réalité, d’une adaptation complexe, qui doit se faire avec les outils numériques qui peuvent avoir tendance à homogénéiser l’expérience.
La boutique doit représenter la marque et s’adapter à la culture locale. Si vous aviez un appartement à Paris et à New York, les lieux seraient imprégnés de votre identité, mais radicalement différents. Une marque peut créer une émotion artistique différente dans chaque point de vente.
Tout repose, ensuite, sur les vendeurs de chaque boutique et l’émotion qu’ils peuvent véhiculer. En plus du digital, il importe de mieux les former, et surtout de les fidéliser, afin qu’ils disposent du temps nécessaire pour construire une véritable relation avec leurs clients sur le long terme et d’être eux-mêmes. La communication entre vendeurs, d’un pays à l’autre, doit également être améliorée, afin qu’ils puissent échanger de manière fluide et efficace les informations sur leurs clients.
Je suis plus que jamais convaincu que c’est l’émotion qui doit primer. L’émotion humaine créée par une relation client toujours plus personnalisée. Et l’émotion intellectuelle ou artistique, qui élève le produit dans une dimension autre que purement commerciale. Réunir ces deux émotions est, selon moi, la véritable expérience du luxe.